Le point de Godwin - © Christian Berthelot

Les intuitions

Pour faire la mise en scène du texte Le Point de Godwin, je suis parti dʼun constat très simple, à savoir quʼune page internet est composée dʼécritures, de différents « graphismes », voire même de vidéos, et quʼil est possible dʼentendre du son (publicité, vidéo, ou tout simplement de la musique). Je ne voulais évidemment pas que la scène ressemble de manière réaliste à une page internet. Une page Internet comporte trop de signaux, de capteurs dʼattention, et sur un plateau de théâtre trop de signes tue le signe.

Alors je me suis dit quʼil fallait chercher les signes qui permettent dʼévoquer, sans être grossier, la galaxie du net. C'est-à-dire trouver une façon, comme sur Internet, dʼêtre visuellement et auditivement interpellé à tous les instants, et aussi faire en sorte (parce quʼon est au théâtre) que tout ce qui « remplit » notre espace mental ne réduise pas notre concentration sur lʼessentiel, c'est-à dire le texte. Parce que je voulais quand même avant tout quʼon entende le texte.

Je me suis posé la question de : Comment combiner à la fois, et de la vidéo, et du son, et une actrice qui nous parle ? En sachant que la vidéo (c'est-à-dire la présence dʼun écran) est monstrueuse sur un plateau de théâtre, on peut facilement ne voir que ça (lʼhabitude de la télévision, lʼimpressionnant du cinéma…) ; et sachant aussi que le son est un conducteur à émotions dʼune puissance désespérante. Une musique bien choisie à un moment donné peut influer considérablement sur lʼécoute dʼun spectateur, et la simple voix dʼun acteur devient ridicule à côté. Ces deux éléments, la vidéo et le son, sont la nitroglycérine du théâtre. Ils explosent les acteurs, ils tuent le texte. Alors comment les utiliser quand on veut faire du théâtre de parole ?

 

Le théâtre de parole

Parce quʼavant tout je voulais faire du théâtre de parole, tel que le manifeste Pasolini, ce qui mʼimportait, et qui nous a pris le plus de temps dans les répétitions, avec Jeanne François et Mohand Azzoug, cʼétait tout dʼabord de faire entendre ce texte. Ne serait-ce que dans lʼarticulation de sa forme écrite et lʼarticulation des sons. Je voulais que Jeanne et Mohand sʼapproprient ce texte, très écrit dans la forme, je voulais entendre ce quʼils en pensaient eux ; je voulais quʼils pensent le texte, au plus profond dʼeux mêmes, je voulais en tant quʼauditeur et regard extérieur, ressentir la nécessité chez eux de dire ça.

Je leur disais : « Je ne veux pas que vous me laissiez le choix de vous écouter et de vous regarder. Je dois sentir que cʼest important pour vous dʼêtre là. Je veux voir de la vie, de lʼhumain. »

Nous avons travaillé presque dans le mot à mot, chaque pensée devait être précise, chaque mot entendu, taillé dans le corps de lʼactrice, de lʼacteur, pour quʼil existe de manière singulière. « Tous ces mots nous les avons déjà entendus, comment faire pour que, sortant de votre bouche, ils deviennent inouïs ? Ce nʼest pas une énième histoire dʼamour qui captivera le spectateur, mais le détail de chaque son, de chaque sens nouveau que vous lui ferez gouter ; ne serait-ce quʼavec cela il peut être comblé. »

Ensuite après avoir travaillé dans lʼinfiniment petit de la langue, nous nous sommes attaqués à la forme du texte.

La première partie du texte est composée de paragraphes plutôt narratifs, entrecoupés de paragraphes « citateurs ». Dans ces paragraphes il nʼy a pas de ponctuation, et entre, il y a des espaces, du silence. Cette même première partie est découpée en 9 sous parties.

La deuxième partie du texte, cʼest un dialogue, tchat, lʼun parle aligné à droite, lʼautre, aligné à gauche, le tout, en vers libre. Nous avons donc travaillé rythmiquement, comme on pourrait le faire à lʼopéra, c'est-à-dire de manière précise, comme si cela était mesuré, comme sʼil existait un tempo pour chaque phrase.

Je disais aux interprètes, ce qui mʼintéresse cʼest que vous alliez le plus vite « possible », c'est-à-dire que je ne veux pas que nous perdions tout le travail de détail sur le texte, et pourtant je veux que vous alliez le plus vite… possible.

Je voulais retrouver par la distorsion de cette indication, la forme ultra dynamique et interrompue du texte, je voulais donner de lʼélan aux acteurs, tout en brisant ces élans, pour ne pas « enfiler des perles » ou « être sur un rail » ; je voulais quʼils prennent des virages de pensées et dʼémotions quʼeux-mêmes ne pensaient pas possible, le texte est composé comme cela, on peut rire sur un mot, pleurer sur le second, hurler et chuchoter en même temps pour sʼexprimer, je suis très inspiré par les émotions impossibles à jouer dans les romans de Dostoïevski (« Lipounine fit un grand geste de lassitude, en prenant lʼair de lʼinnocence opprimé » Les Démons).

Je voulais quʼils se surprennent et prennent des risques à lʼintérieur dʼune forme textuelle qui sur le papier donne lʼimpression dʼêtre très dessinée et inflexible.

À partir de là, bien quʼétant un descendant de Stanislas Nordey, comment ne pas faire quʼun théâtre de parole ? C'est-à-dire intégrer à la parole dite tous les éléments à la mise en scène qui me paraissaient nécessaires à ce texte. Le choix du micro pour les acteurs à été primordial. Lʼamplification de la voix me permettait de pouvoir jouer avec dʼautres sources, de sons et de vidéos, sans pour autant effacer les interprètes.

Jʼen reviens à la forme du texte, en deux parties distinctes dans la forme, et dont la première partie est composé de 9 sous-parties. Je me suis dit quʼil fallait composer cela comme un album, de musique, avec des « sets » de 3 à 5 minutes, ou bien un album de bande-dessinée, avec des planches, ses cases, ses couleurs et ses bulles.

 

Des couleurs et des bulles

Pour réaliser cela jʼai travaillé avec le graphiste Vincent Menu et le créateur son Antoine Guilloux. Avec Vincent nous avons pensé tout dʼabord à la projection de texte, nous nous sommes posé la question de la typographie, de la taille, de la couleur, du choix de texte à projeter, si cela était purement graphique, ou bien informatif.

Très vite nous sommes tombés dʼaccord sur le fait quʼil ne fallait pas dʼimage réaliste, quʼil fallait rester simple, diffuser les titres des parties et ensuite proposer aux spectateurs un visuel qui allait illustrer « sans illustrer » les sous parties de la première partie ; au bout du compte, nous avons travaillé sur des animations très simples (presque eightees) qui allait raconter quelque chose du texte.

La première partie parle de paysage, cʼest un paysage qui défile. La deuxième partie de lʼhistoire, cʼest une pluie en noir et blanc, la troisième partie du temps, cʼest une aiguille, la quatrième partie la fête, ce sont des étoiles, la cinquième partie de connections, ce sont des lignes qui sʼentrecroisent, la sixième partie cʼest la rencontre fictive et la théorisation du mensonge sur Internet, ce sont des points qui se touchent et des flashs qui nous aveuglent, la septième partie cʼest la rencontre réelle, ce sont deux visages face à face qui sʼapprochent des spectateurs tout en disparaissant, la huitième cʼest le bonheur, une petite maison circule sur lʼécran, la neuvième cʼest de lʼécriture, il reste juste le titre de cette partie là, avec du texte qui défile.

Mais peut-être est-ce lʼauteur et le metteur en scène qui se raconte tout cela, pour Vincent qui a crée ces animations, ou pour le spectateur, cela raconte peut-être (surement) complètement autre chose et cʼest tant mieux. Les graphismes sont abstraits, archisimples, répétitifs, à la fin nous nous sommes dit quʼils symbolisaient en fait… des écrans de veilles dʼordinateur.

Dans la deuxième partie, le graphisme recouvre lʼespace entièrement, avec de lʼécriture, et des mouvements psychédéliques de formes. Les interprètes sont avalés par lʼimage (ils ne sont presque plus éclairés que par le vidéo projecteur), ils sont à lʼintérieur de la machine.

Cette deuxième partie nʼaurait pu être possible sans la dextérité de Stéphane Pougnand, le régisseur vidéo, qui de par sa connaissance de lʼoutil de projection vidéo nous a proposé une multitude de possibilités dʼhabillage de lʼespace ; et grâce à sa force de proposition et aussi à la musique du hasard, nous avons trouvé des objets visuels que nous nʼavions Vincent et moi, même pas imaginé.

Le travail du son est quasi similaire à celui du graphisme. Pour chaque sous partie, avec Antoine nous avons choisi une chanson qui nʼallait pas faire pléonasme avec ce qui est dit, mais qui allait donner une couleur, raconter une chose, comme en bd il fallait que la musique (pensée comme couleur) puisse se décoller du texte dit, c'est-à-dire quʼil a fallu chercher des titres qui, dès les premières notes racontent quelque chose de fort, de reconnaissable, tout en disant à lʼauditeur, que cʼest un signe dont il peut se défaire pour écouter le texte.

Le choix des musiques est presque grossier : de la techno dansante, des chants de soldats allemands, le générique de la petite maison dans la prairie, une marche sombre de Wagner, du hard rock lover, des chansons populaires en plusieurs langues qui utilisent le même prénom que notre protagoniste, Monica ou Marguerite, etc., il y a une douzaine de titres, qui sʼenchainent, ils sont présents tout le long de la première partie, et font plus office de coloration sonore que de conducteur dʼémotions, ces titres sont à la fois très présents, et pourtant comme ils sont plus ou moins en décalage, de part leur côté trop signifiants, nous pouvons les oublier.

La deuxième partie est entièrement composée par Antoine, où là je lui ai demandé, de créer des ambiances, de tortures, de scènes de western, et des pauses aussi pendant la très longue scène de torture.

Alice Rüest a créé la lumière.

Dans la première partie, je lui ai demandé, au plus simple, de créer des variations de profils, ou bien de portrait, sur Jeanne, sans forcément quʼil y ait de sens logique ; et de trouver un code simple qui permettrait de découper le spectacle en plusieurs parties de façon limpide pour le spectateur.

Dans la seconde partie, je lui ai demandé dʼéclairer plus « le décor » que les interprètes (qui sont à lʼintérieur de la machine).

À la fin du spectacle jʼavais besoin, pour le texte « Je suis holocauste de toi » dʼune mise en scène de lʼobscène. Il nʼy a plus de vidéo, plus de son. Nous avons pensé avec Alice à une face qui aplatirait tout, et lʼespace, et les comédiens, en rendant le tout le plus uniforme et métallique possible, un révélateur de lʼensemble, avec tous les défauts, tous les détails, et qui éclairerait aussi les spectateurs ; nous cherchions une solution pour ne pas être vulgaire, c'est-àdire « faire des effets », sur un texte qui utilise les crimes commis par les nazis pour en faire une lettre dʼamour… Un texte sur lequel on peut soit exploser de rire, soit être horrifié par la férocité des propos.

 

La singularité du rire

Je me considère comme un metteur en scène de la violence de la vie, mais je ne peux pas concevoir une chose si quelque part elle ne me fait pas rire. Ce nʼest pas du cynisme, ou du relativisme mal placé, mais tout simplement une idée de la passion. Je ne peux penser que quand cela mʼamuse, si cela ne mʼamuse pas, pour tous les choix que jʼai eu à faire, que ce soit dans lʼécriture ou la mise en scène de ce texte, et bien je pense que ce nʼest pas la bonne solution.

Tout ce qui existe, du plus terrible, au plus tendre, à un moment donné mʼa fait rire, je me souviens avoir beaucoup ri du texte avec Vincent, avec Jeanne, avec Mohand, avec Antoine, avec Alice, avec Stéphane. Je me suis éclaté aussi, à lʼidée dʼenregistrer Claire Mouchy, la peintre du décor dans lequel nous avons joué à Saint-Brieuc, pour faire croire que cʼétait la voix de la vrai Monica.

Voilà, jʼai ri des compositions visuelles que nous avons faites, jʼai ri des chansons que nous choisissions pour tel ou tel texte, jʼai ri quand cʼétait beau, jʼai ri quand cʼétait nul. Le travail du texte est pour moi une entreprise joyeuse que je désire partager ; certes dans ce rire il y a parfois une petite braise de souffrance, mais quel bonheur de composer de lʼart en se disant quʼà chaque instant, le rire, dʼoù quʼil vienne, est possible. Cʼest surtout cela que jʼavais en tête pour partager ce texte avec dʼautres créateurs, et ensuite le faire entendre voir et ressentir à des spectateurs, cʼétait faire communion de ce rire.

Damien Gabriac