« J'espère ne pas me perdre d'ici ce soir » de Nicolas Richard, m.e.s. Agathe Bosch, avec Monique Lucas - © Christian Berthelot

Nicolas Richard est l'auteur de « J'espère ne pas me perdre d'ici ce soir ».

 

___28 janvier 2011


Madeleine je l’ai rencontrée grâce à Monique Lucas. Monique Lucas je l’ai rencontrée grâce à Roland Fichet. Roland Fichet je l’ai rencontré grâce à Alexandre Koutchevsky.

Etc.

Pour en revenir à Madeleine.

Depuis il y en a eu d’autres.

Pour en revenir à Madeleine.

Madeleine est une femme de 64 ans qui a eu six enfants qui les a élevés à Rennes et aussi à Saint-Brieuc.

Madeleine a vécu à Rennes, j’ai été étudiant à Rennes, et nos parcours dans la ville n’ont jamais été les mêmes, pourtant quand je circulais dans le sud de la ville, à Rennes on dit la ZUP sud, il est possible que nous ayons emprunté les mêmes rues ou regardé les mêmes immeubles. Nos trajets dans les rues ont peut être été communs décalés dans le temps mais communs. Les mêmes trottoirs, les mêmes magasins. Si l’on dessinait nos trajets dans la ville, on verrait des portions communes à quelques années d’intervalles.

Un mois et demi après ma rencontre avec Madeleine elle est partie en Espagne d’abord à San-Sébastien. Madeleine je l’ai recontrée à Saint-Brieuc : un après-midi du mois de janvier 2010 la première fois. Un après-midi et une soirée la deuxième fois. Une matinée et un après-midi la troisième fois. Une quatrième fois au mois de février une heure et demie, c'était aussi l'après-midi.

La troisième fois elle m’a dit si je vous avais rencontré avant je ne serais pas parti. Et puis après Madeleine est partie en Espagne et depuis qu’elle y est, ça va faire un an au mois de mars 2011, je ne l’ai pas revue, j’ai écrit mon portrait avec paysage, j’ai reçu des textos de Madeleine, je lui en ai renvoyés, j’ai reçu des lettres, je lui en ai envoyées, je lui ai envoyé le texte du portrait avec paysage, j’ai passé du temps à Bordeaux et à Brest pour le travail, et aussi à Paris pour la vie, j’y habite, et aussi en Allemagne ainsi qu’en Bretagne. Madeleine est toujours en Espagne.

 

___26 avril 2012


J’ai revu Madeleine en décembre 2011, presque deux ans après l’avoir rencontrée pour la première fois dans son appartement du quartier de l’Europe à Saint-Brieuc. Elle m’attendait à la sortie de la gare RER de Melun en région parisienne. Elle était arrivée il y a quelques jours. Nous avons marché en direction de l’appartement de sa petite-fille où elle séjournait depuis son arrivée en France. Comme il n’y avait personne à l’appartement et qu’elle n’avait pas les clés, nous sommes retournés en direction de la gare pour trouver un café.

L’appartement à Melun, même si je ne rentre pas à l’intérieur, je le reconnais. C’est le même qu’à Saint-Brieuc ou à Rennes. Ce sont les mêmes quartiers à Melun, à Saint-Brieuc, à Rennes, à Saint-Sébastien, à Vitoria, et à Rosas. Ce sont toujours les mêmes rues, les mêmes immeubles.

C’est que je me dis quand nous marchons vers le centre-ville à la recherche d’un café. Je me dis que partout où elle ira, ce seront toujours dans les mêmes lieux. Comme si elle emportait avec elle partout où elle allait, les rues, les immeubles, les appartements, et les gens qu’elle avait connus. Ils se déplacent avec elle, avec elle et son chien, toujours à pied, le chien, Voyou, au bout de la laisse, et autour d’eux se redéploye et se recrée un monde où rien ne change vraiment.

C’est ce monde parallèle que je peux décrire et imaginer, et je n’ai qu’à déplacer les sensations et les visions qui m’ont assailli quand je l’ai vue pour la première fois dans son appartement du quartier de l’Europe à Saint-Brieuc pour décrire son séjour à travers le nord de l’Espagne pendant presque deux ans.

Elle me redit des choses qu’elle m’a écrites dans ses lettres et ses textos. Elle me parle du texte du portrait qu’elle relit régulièrement et qu’elle fait lire aux personnes qui lui sont proches. Elle me dit « oui c’est moi, y a pas de doute, c’est bien moi, même s’il y a quelques endroits où… ». Elle n’ose pas me dire quoi.

J’ai terminé la nouvelle version du texte quelques mois plus tôt. Une version où ce qui est remis au centre, c’est précisément notre rencontre, et son départ. Comme s’il avait fallu que je fasse d’abord un premier texte pour elle, et puis que je m’attelle à ce qui m’avait touché dans cette rencontre, à ce qui nous a fait exister l’un pour l’autre : ces quelques journées de janvier 2010 où je l’avais écoutée avant qu’elle ne parte.

 

___ Notes que j'ai prises lors de mes premiers contatcs avec Madeleine en janvier 2010 à Saint-Brieuc


Le jour où j’ai appelé Madeleine pour la première fois.

Son numéro de portable noté sur un post it jaune, je n’ai pas compris les indications qu’elle me donne pour se rendre chez elle.

Praxi Praosxi Preuxi Proxi.

Rue de Genève.

Un parking.

Rue de Prague.

Non Prague c’est l’arrêt du bus B. C’est aussi la rue je découvre. Rue de Prague, rue de Liège. Le Quartier s’appelle quartier de l’Europe.

Je ne suis pas sûr d’être motorisé je dis.

Je ne suis sûr de rien.

C’est plus facile en bus me dit Madeleine.

Bus B arrêt prague parking Proxi boîte aux lettres jaune comme le post it je serai devant le Proxi il y a beaucoup de messieurs qui veulent me voir elle me dit en rigolant vous vous appelez comment ?

Plus tard dans son salon je vois mon nom et mon prénom noté à la craie sur un pense-bête.

Samedi à 14 h je vous attendrai devant le Proxi.

J’adore les supermarchés.

Les supérettes aussi.

Madeleine aussi c’est une chanson.

Une chanson d’amour ?

En fait c’est Denis, pas du tout Madeleine.

C’est une fille qui est amoureuse d’un type qui s’appelle Denis. Le groupe s’appelle Blondie.

Moi on m’appelait Denis me dit Madeleine — quand je jouais dans l’équipe de football. C’était interdit aux filles, il n’y avait pas encore d’équipe de foot féminines. À Rennes j’ai joué avec Takac (on prononce Takash), le joueur yougoslave du Stade Rennais.

Je vérifie ou plutôt je m’informe sur le site internet du Stade Rennais : l’attaquant Sylvester Takac est recruté par le SFRU (Rennes) en 1967. 28 buts dans la saison.

Biach en Bosnie la ville de son mari.

Elle l’appelle monsieur.

Je suis devant le Proxi qui n’ouvre qu’à 15h. Une pelleteuse s’attaque à un mur. Les barres d’immeubles ne sont pas très hautes. Je marche un peu. L’un des immeubles a les volets entièrement clos comme s’il était en attente d’une destruction ou d’une rénovation.

Je commence par ça.

Madeleine descend me chercher. Chemise en jean délavé, t-shirt noir avec imprimé chien-loup. Une tête de chien. (Un Husky ?) La meute au-dessous. Yeux bleus clairs.

Très vite il y a ce mot que je ne comprends pas tout de suite basspaille ou bassecaille. La bassecaille. Quand je lui demande ce qui va arriver aux immeubles. Ici il y a surtout de la bassecaille elle me dit. Je l’interromps, et elle me répète bassecaille que je comprends alors. (basse classe.) Plus tard elle le réemploiera. Elle dira aussi haute classe. Basse classe / haute classe. Et puis aussi rupin dans la phrase « il faut pas que ça soit trop rupin » au sujet de son départ et de son installation en Espagne.

Femme de ménage chez un disquaire à Rennes qui s’appelait « Rennes Musiques » on lui donne tous les disques de Joselito. « Rennes Musiques » je lui dis je connais aujourd’hui c’est fermé mais quand j’étais étudiant j’y laissai des fortunes.

Pedro le voisin de son enfance dans le quartier ouvrier de Cleunay à Rennes.

C’est étrange de se dire que j’ai vécu dans la même ville que Madeleine. Quand j’y suis arrivé, elle habitait déjà Saint-Brieuc. De toute façon on n’aurait sans doute jamais pu se croiser. J’étais étudiant.

Nicolas Richard