J'habiterai la nuit - © Jay Laurence Alberts

(Lʼauteure, Olivia Duchesne, brosse les portraits dʼelle-même et de la personne-source qui a nourri lʼécriture de la pièce.)

Ma personne-source est un homme de 32 ans. Quand je le rencontre, il est vigile devant un théâtre les soirs de spectacles et vigile à lʼentrée dʼun supermarché de Nouméa le matin. Aujourd ʻhui il est chauffeur cariste dans une entreprise et videur devant une boîte de nuit. Il est grand, robuste avec le visage tranquille. Il est marié et a trois enfants. Deux garçons et une fille. Les séparations et les disparitions multiples de sa femme enveloppent toute sa vie, tout ce quʼil raconte est rythmé par les mouvements de sa femme. Et si je comprends bien les mouvements de sa femme dépendent de ceux de sa mère adoptive.

Sa mère quitte Maré, son île natale pour lʼaccoucher à Nouméa. Accouchement fini, ils rentrent à Maré. Il ne connaît pas son père. Puis il a cinq ans et sa mère est assassinée. Un homme et une femme lʼadoptent. Il joue au foot et réussit à être sélectionné pour partir en France. Mais il ne part pas. Il sʼengage dans lʼarmée afin de partir en France, mais il ne part pas. Il étudie la Bible auprès dʼun pasteur, passe ensuite un Brevet Professionnel en électrotechnique et rencontre sa femme avec qui il a très vite trois enfants.

Il parle sérieusement et facilement de son métier, de sa famille, de sa vie dʼhomme. Quand trois mois après notre première rencontre je cherche à le revoir, il est introuvable. Jʼai peut être trop attendu ? Jʼobtiens son numéro de téléphone et à trois reprises nous parlons difficilement au téléphone. Ses supérieurs le présentent comme « le meilleur ». Quand je pars à sa recherche, les gens qui le connaissent me disent « cʼest un bon gars ». Il tient à rester anonyme. Même si on a coutume de surnommer la Nouvelle Calédonie, le pays du non-dit, c'est facile de savoir.

Moi. Hoa Chack est tailleur à Canton. Un jour il part pour les îles Wallis et Futuna. Les Wallisiens lui donnent un nom wallisien : Pétélo Sialé. Cʼest le temps de la seconde guerre mon- diale et beaucoup dʼaméricains sont là. Pétélo Sialé confectionne donc des costumes aux américains. Ensuite, il y a une fille, Palatina, quʼon appelle Tina. Cʼest la fille chérie de son papa qui pêche en apnée.
Un jour au retour dʼune apnée, il meurt. Le temps passe mais le chagrin de Tina grandit. Alors ses tantes paternelles décident de la marier au chinois-tailleur-de-costumes-pour-américains. Neuf enfants naissent. Un jour, Pétélo, Tina et leurs enfants partent en Nouvelle Calédonie.
Pétélo apprend le métier de boulanger. Il travaille dans la boulangerie du quartier latin puis de la Vallée du Tir. À Nouméa ils ont un dixième enfant, Viviane Nicole.

À 22 000 Km de là, Mathilde voit le jour dans la Mayenne. Lorsquʼelle a six mois, son père meurt à la première guerre mondiale. Un jour, Abel, son ami dʼenfance lui demande sa main.
Cinq enfants naissent dans la ferme de la Jaluère à Auvers le Hamon. Le deuxième se nomme Bernard et devient menuisier. Quand il a 22 ans, il quitte Auvers le Hamon pour Camberra. Au bout de quatre ans, il est envoyé à Nouméa pour un chantier. Comme il fait chaud il entre dans un salon de coiffure et Viviane Nicole est là, paire de ciseaux à la main elle allume la radio et Otis Redding chante « donʼt be afraid of love ».

Deux enfants naissent. La première cʼest moi. Je suis donc née à Nouméa, en terre kanak le 7 février en 1979. Je passe les deux premières années de ma vie à Yahoué en face dʼun creek. Ensuite dans le quartier de Rivière Salée en face de la mangrove. Ma principale activité était de faire des petits feux le long du chemin qui séparait le jardin de la mangrove. Cʼétait quelque chose qui me satisfaisait beaucoup. Je voulais être, dans lʼordre, espionne, herboriste ou sainte et cʼest en allant à la fac où jʼétudiais la biologie que jʼai croisé une troupe de théâtre et que je fais ce que je fais aujourdʼhui.

Olivia Duchesne