J'habiterai la nuit - © Éric Dell'Erba

(Alexis Fichet est le metteur en scène de « Jʼhabiterai la nuit ».)

Je relis ces notes prises un vendredi 4 mars 2012, vers 22h22, presque le premier jour de répétitions. Deleuze me parlait de la pièce dʼOlivia, et jʼavais pris ces notes :

« J'habiterai la nuit est une pièce qui se plie et se déplie sur elle-même, qui sʼouvre et se referme en permanence. Le théâtre y agit à la fois comme piège et comme révélateur. Le théâtre y fait apparaître des fantômes, des fantasmagories, et dans le même temps il se parcourt à échelle humaine, il expose à nu ses décors concrets, il révèle sa répétition et son maquillage.

La ligne de fuite fondamentale vient de la confusion maligne entretenue entre le bâtiment théâtre, la pratique sociale du théâtre (dont Nesta est le gardien, le veilleur) et le théâtre comme jeu, comme art. Occupé par le bâtiment et par la pratique sociale, Nesta, pourtant vigilant, se fait piéger par le jeu. Lʼart est le piège et le révélateur. De ce qui était caché. »

« Ce qui était caché : les boucles dans la tête de Nesta. Quand lʼoreille de sa mère tombe dans lʼeau, cette oreille qui est tout ce qui reste après le feu, Nesta nʼentend aucun son. Cʼest que son oreille à lui est saturée des larsens de sa conscience. Le larsen, cʼest ce signal audio qui sʼamplifie de lui-même, en boucle, et dont lʼintensité augmente jusquʼà pouvoir détruire le matériel audio.

Chaque nouvel anniversaire du retour de Lisé recouvre le précédent sans lʼannuler, et forme une boucle. Ils entrent en résonance. Il y a de quoi devenir fou, surtout quand, dans le même temps, Lisé reste muette quand elle lui téléphone. Nesta est seul avec les voix en boucle dans sa tête, et quand il entend une voix venue de lʼextérieur, c'est la sienne. (Seul Jo, le patron, le Tama, tente de rompre la ligne de délire de Nesta. Sans succès.) »

« Jʼhabiterai la nuit cʼest le devenir-théâtre. Il sʼagit sans cesse de se réinventer théâtre, de tomber dans le théâtre, dʼy rentrer (par derrière, par la porte des coulisses), de sʼy faire appeler, dʼy entendre sa propre voix, de sʼy reconnaître sous les traits dʼun inconnu. Rien nʼest jamais fixé dans ce jeu, surtout sʼil est parcouru par un vigile légèrement schizo, sans cesse partagé entre une vision du présent si précise et des souvenirs envahissants. »

« En pliant correctement la carte, les îles où Nesta fut envoyé par sa mère recouvrent parfaitement celles que parcourut Ulysse avant de revenir chez lui. Est-ce une raison pour que la voix de celui qui joue dans le théâtre recouvre celle de celui qui veille, autour ? Si tout se recoupe et se recouvre, Nesta insiste pour être l'origine, quand l'autre est la copie. Mais comme nous sommes au théâtre, le réel n'est pas plus réel que sa représentation. »

« À la fois piège et révélateur, le bâtiment théâtre expose ici un intérieur qui ne cesse de se déplier, de multiplier ses entrées, et sans cesse on est sur scène tout en tournant dans la nuit. Alors on est piégé, cʼest à dire que ce qui était à lʼintérieur surgit à lʼextérieur, pour nous même. Aucune parade, même de boxe thaï, ne protège de ça. »

« Comment jouer ça ? Comment incarner ça ? Heureusement nous avons encore quelques jours de travail. »

Aujourdʼhui, lundi 12 décembre 2012, quʼest-ce qui se dégage quand je regarde en arrière ?

Un étrange croisement de formes et de voyages. La pièce dʼOlivia, depuis le début, joue du lien tissé entre la vie dʼun vigile kanak et la vie mythique dʼUlysse, ce personnage que le vigile rencontre dans le théâtre, et dans lequel il se reconnait.

Quʼest-ce que les spectateurs ont reconnu, eux, dans ce personnage ?

Je me souviens de la Première à Nouméa, une séance scolaire, devant plus de 300 adolescents très réactifs. Je mʼoccupais de la vidéo depuis la coulisse avant dʼaller jouer le double de Nesta, et dès les premières minutes les réactions étaient très fortes et le spectacle, fragile, était bousculé par des tonnerres de rires et de cris. Mais Wakeu tenait bon.

Nous avions montré à ces élèves quelque chose quʼils nʼavaient jamais vu : un Africain jouant un Kanak qui se reconnait dans un Français qui joue Ulysse, le héros grec. Quʼest-ce qui circule entre tous ces hommes ? Justement cela, que ce sont des hommes qui circulent, et que le voyage, lʼexil, ou même lʼarrachement au clan sont des moments qui vous apportent une connaissance qui vous grandit et vous sépare. Que cʼest depuis cette séparation quʼon peut se reconnaître dans lʼautre, quel quʼil soit.

Je me souviens de la Première à Conakry, dans des conditions difficiles de festival, avec un unique et merveilleux régisseur, et devant un public beaucoup plus à lʼécoute que celui de la Première de Nouméa, mais réagissant si fort quand le noir et le blanc se reconnaissent (à Conakry le public était noir très majoritairement, à Nouméa blanc majoritairement).

Je me souviens ensuite de discussions précises sur la mise en scène, sur le jeu de Wakeu, très admiré pour son engagement physique dans le texte. Je me souviens aussi de questions que nous nous posions sur la fin du texte, et qui ont abouti, dans le dialogue avec Olivia, à une nouvelle version, début août.

Je me souviens de Dschang, au Cameroun, où nous avons répété cette nouvelle version du texte, au mois dʼaoût. Jʼétais venu à Dschang pour répéter avec Wakeu parce que de nos jours il est infiniment plus simple pour moi dʼaller au Cameroun que pour Wakeu dʼavoir les papiers qui lui permettent de venir en France, même en sʼy prenant très à lʼavance.

Nous étions tous les deux très excités par la nouvelle version du texte : si une part de la folie du personnage se perd, le texte se structure et trouve une clarté nouvelle. Lʼacteur, comme le personnage, nʼest plus emporté par une énergie et des évènements qui le débordent, il peut construire, il peut se reconstruire et se saisir de ce qui lui arrive.

Cʼest ce vigile kanak, maintenant, qui peut expliquer à Ulysse quʼil nʼy a pas de retour au pays natal, que tout voyage et tout exil, même intime, modifie le lieu où lʼon revient. Cʼest lʼacceptation de ce changement, et sa compréhension, qui permet dʼêtre acteur de sa propre vie, qui permet de prendre des décisions, dʼassumer ses responsabilités.

Alexis Fichet