« Qu'elle ne meure » de Roland Fichet, m.e.s. Gildas Milin - sur la scène : Bénédicte Le Lamer -- © Christian Berthelot

Pourquoi dans plusieurs de mes pièces y a-t-il des chiennes et des chiens ?
Cette question on me la pose souvent.
Parce que je suis le fils des aboyeuses.
Je suis né avec des aboiements dans les oreilles.
Dans l’âme ancestrale.
Avec des aboiements dans l’âme ancestrale.

Le lundi de pâques, le 6 avril, je suis allé avec ma mère dans le village où elle est née,
un hameau dans le Morbihan,
près de la forêt.
Les vieilles en savent long, elles n’ont rien oublié.
Avec elles, avec Jeanne, Philomène, Eugénie, j’ai marché dans le village, avec elles et avec ma mère.
Avec elles, je suis entré dans les maisons de terre, avec elles, les pieds dans l’herbe, à côté du puits,
nous avons parlé.
Avec elles, en buvant du café et en mangeant des gâteaux, nous avons regardé des photos.
Les vieilles en savent long.
Les vieilles se souviennent.
Leurs propres grand-mères ont vécu ici, dans ce hameau, au XIXème siècle et pendant la première moitié du XXème,
à la grande époque des aboyeuses.
De ces femmes qui aboyaient, elles se souviennent.
De ces femmes furieuses leurs mères et leurs grand-mères se souvenaient.
De ces femmes battues, humiliées, violées, elles se souvenaient.
Jusqu’à la guerre 39-45, il y en avait dans nombre de villages.

Elles se souviennent.
D’une surtout,
de Cenfada  qui était mon arrière arrière grande tante.
Cenfada, la femme-qui-aboie.
Celle-là, dit Jeanne Minguy - née en 1924 - elle n’a jamais parlé le français. Directement qu’elle est passée du breton à l’aboiement.
Elle est tombée là-dedans les abois, tombée dans les abois, insiste Philomène Conan, en plein dedans, fallait entendre ça. Cinquante ans après ce fameux 8 septembre, ma défunte mère s'en étonnait encore, insiste Philomène, femme au visage granitique.
Et elles opinent du bonnet.
Elle montrait les dents et grognait, Cenfada, les anciens le disaient, comme une chienne.
Et quand ça la prenait, c’était souvent le soir, elle aboyait de toutes ses forces.
Des hurlements de chienne.
Ouh là là, une chienne dans tous ses états, une chienne furieuse.
Elle a été prise de force par un homme d’ici
et même par plusieurs.
Bien sûr qu’on les connait, qu’on les connaissait, ils sont morts maintenant.
Elle a eu un enfant, Cenfada,un garçon.
Ses descendants bien sûr, oui, on les connait, ce sont des cousins à nous.
Des cousins à toi aussi. Lointains.
Il y en a un qui habite là-bas, au bout du village.

De force aussi qu’elle a été guérie.
Un 8 septembre, jour de la Vierge, c’est toujours un 8 septembre qu’on les guérissait, les aboyeuses, et ça marchait à tous les coups.
Les vieilles en savent long.
De force, oui.
On l’a arrachée à sa maison, on l’a hissée sur une charrette, attachée aux ridelles, et en route jusqu’à Josselin.
Elles s’apitoient un peu les vieilles, ma mère aussi.
De toutes les paroisses, de tous les villages, on marchait à pied vers Notre Dame du Roncier, le 8 septembre, dès le petit matin.
(Ma mère me regarde. J’ai fait ce pèlerinage à pied quand j’avais dix ans.)
Une fois devant la basilique, des hommes l’ont portée, ils l’ont prise à bras-le-corps, ont traversé la foule, ont marché vers le porche.
Elle se débattait, elle hurlait, Cenfada, possédée qu’elle était par le démon. C’est ce que disaient les prêtres. Possédée.
Pour être possédée, elle était possédée.
Pour lui faire passer le porche, ils s’y sont mis à sept ou huit, des hommes costauds. Toute débraillée, elle ruait, elle poussait des cris terribles, elle ne voulait pas entrer dans la basilique et embrasser Notre Dame du Roncier.
Un concert d’aboiements. Quand ils racontaient ça les anciens, ils en frissonnaient encore.
Pourtant c’était la guérison garantie, le baisement du reliquaire. Ça marchait à tous les coups.
Tous les ans.
Toutes les aboyeuses.
Quand leurs lèvres touchaient la relique, touchaient Notre Dame du Roncier, elles étaient guéries.
Notre Cenfada à nous comme les autres.
Plus jamais elle n’a aboyé
ni dit un mot.
Plus un mot n’est jamais sorti de sa bouche.
Plus jamais on ne l’a entendue.
Elle en savait très long. On lui a fermé la gueule, on lui a fermé la bouche.

Roland Jean Fichet
8 avril 2015