« Qu'elle ne meure » de Roland Fichet, m.e.s. Gildas Milin - de G à D : Bénédicte Le Lamer, Eye Haidara, Marie-Laure Mouak -- © Christian Berthelot

Gildas Milin — Si je te demande de distinguer un passage dans Qu’elle ne meure, tu choisis lequel ?

Roland Jean Fichet — Un passage de la scène 12 : « Mouvement insolite de la femme voilée. Coup de force. Ses deux bras, oui ses deux bras, elle les élève, les tend vers le ciel. Seconde d’éternité. Les deux bras levés de l’être humain. Inaliénable. Stupeur. Les deux – comment les désigner ? - sidérés, retiennent un instant leur brutalité. Puis se reprennent. Ils secouent la femme adultère. Ses bras redescendent du ciel. »
Et aussi, un peu plus tard, ce passage de la scène 13 :
« Instant brut. Apparition. Présence nette et nue de ton visage. Visage nu plus radicalement nu qu’un sexe nu. Chair. Lumière.
Dévoilement de ce qui excède tout ordre. Devant ce visage de femme étonnement sans limites.
Te voilà, posée là, clarté noire, grâce, aucune insolence et pourtant quelle insolence.
Visage nu. Simple comme le jour. Noir.
Elle est au rendez-vous. Son visage. Nu dans la lumière du soir
. »
Ces mots, ces phrases, on les trouve dans les dernières pages de Qu’elle ne meure, juste avant les jets de pierres qui vont anéantir ce visage.

Gildas — Pourquoi précisément ces phrases ?

Roland — Pour trois mots : visage, lumière, grâce. Le visage c’est l’épiphanie du corps, le lieu-lumière de l’humain, du trans-humain. Tu es perdu, tu vois un visage de femme, un visage qui te happe, ça te réveille. Le 11 janvier, au pied de la statue de la République à Paris, une jeune fille, dos à la statue, brandissait un morceau de carton. Sur cette pancarte, elle avait graphé ces mots : NOUS SOMMES HUMAINS. Elle est restée pendant trois heures devant la statue de la République brandissant sa déclaration.

Gildas — Et toi aussi.

Roland — Hé oui, de 12h30 à 15h30, je suis resté devant la statue sans changer de place. Je regardais ce visage et tous les autres. Je regardais ces visages de plus en plus nombreux debout sur le socle de la statue et sur la statue elle-même et chacun d’eux disait à sa manière : Je suis humain. Le visage de la jeune femme levait en moi d’autres visages, d’autres corps auxquels je porte une grande attention depuis des années : Aliaa Magda el-Mahdy, égyptienne, Nadejda Tolokonnikova, russe, membre des Pussy Riot, Inna Shevchenko, ukrainienne, membre des Femen…
Véronika devant son écran regarde pendant trois heures la jeune femme qui avance vers son exécution. Elle ne peut détacher les yeux du corps et ensuite du visage de cette jeune femme.

Gildas — Au bord du trou où elle va être enterrée jusqu’aux épaules, Fatim lève les bras vers le ciel, que signifie ce geste surprenant ?

Roland — C’est un geste de célébration de la vie, un geste d’existence, un geste de liberté, une façon de dire : « je suis cette femme, cette femme qui est venue jusque-là, je suis Fatim, je peux dire « je », j’ai conquis cela. Je me suis arrachée à la foule de celles qui ont tué en elles tout désir, je suis libre, debout, dressée entre ciel et terre. »
Cette femme a en elle la puissance de faire ce geste. Elle a en elle la puissance de faire des gestes inattendus, interdits. C’est une Antigone.

Gildas — C’est ce qui l’a amenée là ?

Roland — C’est ce qui l’a révélée à elle-même, ré-emboîtée en elle-même et elle le paye du prix de sa vie. C’est ce qu’elle dit, il me semble, quand elle prend la parole par-delà la mort, à la toute fin de la pièce.

Gildas — Cette femme qui pas après pas avance sur ce terrain vague devant les hommes qui vont la lapider, tu la regardes à travers Véronika, la femme blanche ?

Roland — Véronika la regarde, je la regarde, nous la regardons, tous ceux qui ont chez eux un écran la regardent, les spectateurs la regardent. Nous change-t-elle ? Change-t-elle notre façon de voir un corps, un visage ? Véronika soulève son propre voile. Regardant la femme noire qui s’avance seule vers une mort publique, ritualisée, ordonnée par la communauté des femmes et des hommes dont elle fait partie, par la communauté des habitants de la planète terre, ses yeux se dessillent, elle voit des choses qu’elle n’avait jamais vues, elle se dévoile aussi à ses propres yeux.
Dès les premiers mots de Aimer tuer — la pièce qui a engendré Qu’elle ne meure — c’est le point de vue que j’ai choisi : mettre Véronika là — et moi avec elle — exactement là, devant cet écran, regarder obstinément ce corps, ce visage, le regarder pendant des heures, ne plus jamais le perdre de vue. Et dans Qu’elle ne meure l’auteur regarde aussi Véronika regarder Fatim. Et les spectateurs regardent l’auteur regarder Véronika qui regarde Fatim.

Gildas — Tu as retenu deux autres mots : grâce et lumière.

Roland — Les femmes ont un corps, les femmes ont un sexe, les femmes ont un visage. Dans beaucoup de pays du monde, ce corps, ce sexe, ce visage doivent être cachés. Et ils le seront sans doute de plus en plus.
Que voit-on dans le visage d’une femme qui doit être caché ?
Le visage d’une femme incarne quoi ? Le corps d’une femme incarne quoi ?
Là, on se tient comme suspendus au bord du mystère. Il y a tant de possibles dans le visage d’un être humain. Des visages de Léonard de Vinci aux visages de Goya, il y a l’infinie palette des passions les plus contrastées.
Mais oui, ce qui me fascine à ce moment-là, c’est la grâce et la lumière, la puissance de grâce du corps d’une femme, du visage d’une femme. Au moment où il va être anéanti à coups de pierres, le visage de Fatim incarne la grâce et il est vêtu de lumière. À la toute fin de la pièce, à la dernière page, la femme lapidée prend la parole par-delà la mort. Je l’ai imaginée nue comme l’égyptienne Aliaa Magda el-Madhy sur son blog ou comme cette semaine l’actrice Iranienne Golshifteh Farahani sur la couverture d’un magasine d’art.
Je n’ai pas indiqué que l’actrice qui interprète Fatim se tient nue sur la scène. Je ne l’ai pas écrit car elle peut aussi être vêtue. Ce qui l’habille ce sont les mots qu’elle prononce, ce qui l’habille c’est la grâce. La clarté qui émane d’elle, nue, les bras levés dans la lumière du monde, est son vêtement.
Les mots qu’elle dit auraient pu être dits, ont peut-être été dits par Ève expulsée du jardin d’Eden, interdite de nudité.
Ces mots que prononce Fatim, je les entends dans la bouche de tant de femmes à travers les siècles, au moment où on leur impose de se vêtir d’autre chose que de lumière, d’autre chose que de la liberté. Être avec les femmes me paraît le plus urgent, le geste humain le plus urgent.
Les femmes, leur corps, sont le lieu de révélation, de condensation des enjeux les plus brûlants de notre époque.