Le rêve d'Adam et l'Ève future


Cranach The Elder - Adam et Eve - 1528


Cet article a été rédigé pour le Colloque Pas de limite ? La castration et la vie moderne qui a eu lieu le 12 octobre 2017 à l’université Rennes 2.

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Adam, c’est l’homme qui rêve La femme tel que Lacan a pu le décrire dans ses séminaires, notamment au travers de nombreuses références à la Bible [1]. Il a montré la spécificité masculine dans la manière de faire face au manque inhérent à l’être parlant, nommé aussi : la castration.

Adam, c’est aussi Villiers de L’Isle-Adam, auteur du XIXème siècle qui en 1886 écrivait L’Ève Future, roman considéré comme l’une des œuvres fondatrices de la science fiction. Le personnage principal du roman est Thomas Edison, figure de scientifique de l’époque à même de remplacer la femme par une femme mécanique : une androïde entièrement recomposée.

Dans ce roman, Lord Ewald, noble éperdument amoureux de « Miss Alicia » vient raconter ses déboires amoureux à Thomas Edison, grand scientifique de son époque (XVIIIème siècle), inventeur du phonographe et pionnier de l’électricité. Si d’un côté la femme dont il est amoureux l’éblouit par sa beauté divine, d’autre part sa sottise lui est insoutenable. La platitude de sa pensée, son manque de sensibilité et de tact, son artificialité… provoquent chez lui un immense désespoir. L’impasse dans laquelle se trouve Lord Ewald l’amène à penser au suicide. C’est à ce moment que Thomas Edison intervient, lui proposant de mettre ses recherches au profit de son impasse, en créant, non pas un automate en guise d’imitation, mais une véritable copie entièrement reconstituée de miss Alicia.

Ce roman traite de la rencontre du fantasme du névrosé et du discours de la science, c’est ce qui va nous intéresser. Le discours de la science cherche à évacuer la dimension du sujet, car c’est là qu’il peut y avoir du ratage. Dans le roman, cela touche à l’impossible du rapport sexuel. L’impossible de faire Un avec l’Autre.

 

LE RÊVE D'ADAM


Revenons d’abord sur le mythe d’Ève, un « mythe, bien masculin » nous dit Lacan qui fait de la femme l’équivalent d’une de ses côtes » [2]. Ce n’est peut-être pas anodin si dans la Genèse, Eve est constituée à partir de ce qui manque à l’homme, en l’occurrence sa côte. « La femme, pour l’homme, est un objet fait avec ça [3] », écrit Lacan dans Le Séminaire L’angoisse. L’homme serait alors enclin à croire qu’une femme est sa femme.


Une recherche d’harmonie

Le névrosé aspire à un petit paradis, une petite bourgade paisible, une petite vie harmonieuse. Il cherche le mode de vie qui le rendra enfin heureux, l’objet qui lui permettra d’être enfin en osmose avec lui-même, tel que le dernier i-phone, ou des algorithmes qui anticiperaient ses désirs. S’il mène toutes ces quêtes, c’est justement qu’il est fondamentalement manquant et qu’aucun objet ne parvient à le satisfaire totalement. Le voilà condamné à courir derrière des objets essentiels tels que l’oreiller musical, l’appareil de massage plantaire, la télécommande Bluetooth à selfie… sans quoi, se dit-il, aucun bonheur n’est possible.

Pour tenter de retrouver une unité, le névrosé cherche également à faire Un avec l’Autre. L’amour est donc une tentative de retrouver une harmonie perdue, retrouver sa moitié comme on dit. Celle qui viendrait nous compléter. Mais là encore ça rate.

« Il n’y a pas de rapport sexuel [4] » dit Lacan. À entendre au sens mathématique du terme. Il n’y a pas le Un de la fusion, de l’Union, mais « Yadl’Un » tout seul. Il y a donc une solitude structurale. C’est cette solitude que l’amour essaye de tempérer, car nous dit Lacan « ce qui supplée au rapport sexuel, c’est précisément l’amour » [5] « C’est précieux », note Lacan et même, « ça fait de la compagnie » [6] dit-il avec une certaine ironie. L’amour consiste à vouloir faire de l’Un, mais le réel est bel et bien deux, et c’est de cela dont se plaint Lord Ewald à propos de sa femme :

« Les lignes de sa beauté divine semblaient lui être étrangères ; ses paroles paraissaient dépaysées et gênées dans sa voix. Son être intime s’accusait comme en contradiction avec sa forme. On eût dit que non seulement son genre de personnalité était privé de ce que les philosophes appellent, je crois, le médiateur plastique, mais qu’elle était enfermée, par une sorte de châtiment occulte, dans le démenti perpétuel de son corps idéal ». « Parfois, il m’arrivait d’imaginer, très sérieusement, que, dans les limbes du Devenir, cette femme s’était égarée en ce corps, ― et qu’il ne lui appartenait pas. » [7]


La femme heure de vérité

Notons que dans cet extrait Lord Ewald ne loge pas le manque de son côté à lui. Il situe le manque d’harmonie en elle : « entre le corps et l’âme de miss Alicia, ce n’était pas une disproportion qui déconcertait et inquiétait mon entendement : c’était un disparate [8] » dit-il. Or, c’est bien en lui que cela provoque un sentiment d’inquiétante étrangeté.

« Miss Alicia Clary pouvait prendre, à mes yeux, les insolites proportions sinon d’une absolue nouveauté humaine, du moins du type le plus sombre (c’est l’expression, je crois), de ces inquiétantes anomalies[9] »

Dans son essai sur l’Inquiétante étrangeté, Freud fait valoir la proximité entre les mots Heimlich et Unheimlich. Heimlich, est un mot dit-il « dont la signification évolue en direction d’une ambivalence jusqu’à ce qu’il finisse par coïncider avec son contraire Unheimlich » [10]. En effet à la première signification de Heimlich comme unité, sans faille, cocon, familier et confortable, s’ajoute une autre signification, qui est celle de cacher ou dissimuler. Par exemple, faire quelque chose Heimlich, signifie « faire quelque chose en douce »

Alors que Lord Ewald allait chercher auprès d’Alicia de l’Heimlich, qui signifie : « familier, aimable » [11], « qui fait partie de la maison » [12], autrement dit, il allait chercher du connu, de la sérénité, de l’apprivoisé, là où il pensait retrouver sa côte en somme, il trouve finalement de l’Unheimlich, c'est-à-dire de l’inquiétante étrangeté, de l’inconfort, du sinistre.

Dans son lien à une femme, l’homme se confronte donc à sa propre castration. C’est en quoi Lacan à pu dire que « L’homme en elle trouve son heure de vérité [13] ». Cette vérité, c’est celle du rapport sexuel qu’il n’y a pas, celle qui confronte l’homme à son illusion de pouvoir faire d’une femme la sienne. « Ainsi conclut Lord Ewald, elle et moi nous existons ensemble et séparés à la fois ».

Ce qui se joue pour l’homme dans son lien à une femme, n’est pas sans quelques effets d’embarras. Lacan dit : « Il est certainement plus facile à l’homme d’affronter aucun ennemi sur le plan de la rivalité que d’affronter la femme, en tant qu’elle est le support de cette vérité, de ce qu’il y a de semblant dans le rapport de l’homme à la femme [14] »

Le semblant ! Lord Ewald est d’ailleurs très critique vis-à-vis des semblants féminins, du paraitre, de la mascarade féminine. Il se sent trompé, et cela lui est insupportable :

« Comme tout être médiocre, Miss Alicia loin d’être bête, n’est que sotte – son rêve serait de paraître, à tout le monde, une « femme d’esprit » à cause des dehors « brillants », des avantages que, trouve-t-elle, cela donne », « cette fantastique bourgeoise aimerait ce masque comme une toilette… » [15]

« Sa beauté, je vous l’affirme, c’était l’Irréprochable, défiant la plus dissolvante analyse. À l’extérieur ― et du front aux pieds ― une sorte de Vénus Anadyomène : au dedans, une personnalité tout à fait ÉTRANGÈRE à ce corps. Imaginez ce semblant de conception réalisé : une Déesse bourgeoise. [16] »

Par ce semblant, donc, quelque chose échappe à Lord Ewald. Et l’on constate au travers du roman de Villiers de l’Isle Adam que cela tourne très vite à la diffamation, et de ce côté-là Villiers s’en donne à cœur joie !


La femme on la diffâme

À plusieurs reprises, Lord Ewald qualifie Alicia de « bourgeoise ». Terme également épinglé par Lacan qui disait : « Le populaire - moi, j'en connais, ils ne sont pas forcément ici, mais j'en connais pas mal - le populaire appelle la femme la bourgeoise [17] ».

Et qu’est-ce qu’une bourgeoise finalement ? Une femme apprétée, appartenant à une classe dotée de nombreuses conventions sociales. Ce serait donc celle qui joue particulièrement du semblant. Par ailleurs, « Bourgeoise », est aussi une insulte qui signifie : « une personne soucieuse de sa tranquilité et de son bien être, dépourvue de grandeur d’âme et d’ouverture d’esprit [18] ». « Personne à l'esprit terre-à-terre, qui n'entend rien ou peu aux choses de l'art [19] ». On constate donc la proximité qu’il y a entre le dévoilement des semblants, et la diffamation.

« S’il s’en trouve qui semblent belles, au premier regard, j’affirme que leur visage ou leur corps doit immanquablement offrir quelques traits infâmes, abjects [20] » écrit Villiers.

Lacan situe la haine comme conséquence du ratage de l’amour, lorsque surgit le constat que « le rapport de l’être à l’être n’est pas ce rapport d’harmonie [21] ». On pourrait donc y voir la misogynie comme un fait de structure.

Dans le Séminaire XX, Lacan dit : « On la dit femme, on la diffâme. Ce qui de plus fameux dans l’histoire est resté des femmes, c’est à proprement parlé ce qu’on peut en dire d’infamant. » [22]

 

L’ÈVE FUTURE


De la divinité à la mortification

Il y a finalement deux façons de diffamer les femmes, que Villiers manie avec habileté. Lorsqu’il qualifie Alicia de « Déesse bourgeoise [23] », par exemple, il amalgame les versants de l’insulte et de la divinité. Deux manières de rejeter l’Autre si l’on prend l’insulte comme l’envers de l’idéalisation. Lacan évoque à plusieurs reprises cette idéalisation de La femme dans le fantasme de l’homme.

« Une femme dans la vie de l'homme, c'est quelque chose à quoi il croit [24] » dit Lacan. « Pour y croire, on la croit. On croit ce qu'elle dit. C'est ce qui s'appelle l'amour [25]». « Mais ce la croi­re est tout de même ce quelque chose sur quoi on s'aveugle totalement, qui sert de bouchon, si je puis dire, c'est ce que j'ai déjà dit, à y croire, qui est une chose qui peut être très sérieusement mise en question. Car croire qu'il y en a une, Dieu sait où ça vous entraîne, ça vous entraîne jusqu'à croire qu'il y a La, La qui est tout à fait une croyance fallacieu­se [26]. »

Croire qu’il y a La femme, c’est ce chemin fallacieux que nous dévoile le roman : si l’homme rêve qu’il y ait La femme, Villiers va jusqu’à la fabriquer de toute pièce : « Une Eve nouvelle [27] » dit-il. En effet, Thomas Edison propose à Lord Ewald de lui créer La femme idéale : « Enfin, cette sotte éblouissante sera non plus une femme, mais un ange ; non plus une maîtresse, mais une amante ; non plus la Réalité, mais L’IDÉAL [28] » lui dit-il.

Il semble n’y avoir qu’un pas de l’idéalisation à la mortification. Voyez comment Villiers nous décrit le fonctionnement de son « Eve nouvelle » dans le Livre V, qu’il décompose morceaux par morceaux [29] pendant 50 pages : ça ne fait pas rêver ! « La démarche », « l’équilibre », « la chevelure »,  la carnation », « l’épiderme »… Et j’en passe.

Cette proximité entre l’idéal et la mort s’entend également dans les propos de Lord Ewald : « Le seul malheur dont soit frappée miss Alicia, c’est la pensée ! ― Si elle était privée de toute pensée, je pourrais la comprendre. La Vénus de marbre, en effet, n’a que faire de la Pensée. La déesse est voilée de minéral et de silence. [30]». Il ajoute un peu plus loin « Contempler morte miss Alicia serait mon désir, si la mort n’entraînait pas le triste effacement des traits humains !  »[31]

Dans la rencontre entre le fantasme du Névrosé et le discours de la science, il va donc être question de chosification, d’objet et de possession.


Quand la science produit… du rêve

Thomas Edison, en proposant de construire une androïde, cherche à résoudre l’absence de rapport sexuel. Il formule ainsi son objectif : essayons d’obtenir de la Science une équation de l’Amour qui ne causera pas de maléfices à l’espèce humaine [32]. Or, il est intéressant de constater que, la seule équation qu’il trouve, c’est celle du non rapport.

« En amour ? Ah ! si deux amants pouvaient jamais se voir réellement, tels qu’ils sont, et savoir, réellement, ce qu’ils pensent, ainsi que la façon dont ils sont conçus l’un par l’autre, leur passion s’envolerait à la minute ! Heureusement pour eux ils oublient toujours cette loi physique inéluctable : « deux atomes ne peuvent se toucher » ». « Sans l’illusion, tout périt. » [33]

Ce que saisit cependant Edison, c’est le pouvoir de cette illusion, et plus précisément ici la logique de l’amour. Lacan disait qu’elle consiste à vouloir retrouver dans l’autre son âme, son objet a, dira t-il

Alors que Lord Ewald hésite à accepter la proposition d’Edison, il lui dit « Hélas mes yeux sont clairvoyants », pensant qu’il ne pourra s’énamourer d’une Androïde, Edison lui rappelle : votre amour n’est que votre âme dédoublée en elle [34], « puisqu’il est avéré que, d’ores et déjà, vous ne vivez qu’avec une Ombre, à laquelle vous prêtez si chaleureusement et si fictivement l’être, je vous offre, moi, de tenter la même expérience sur cette ombre de votre esprit extérieurement réalisée, voilà tout » [35].

Le discours de la science, associé au capitalisme, a saisit l’opportunité qu’ouvre le fantasme du névrosé, son illusion, son rêve. La création d’Edison incarne un partenaire objet qui substituerait l’Autre que l’on n’arrive pas à rejoindre. Basée sur un jeu spéculaire, programmée pour être le reflet de ses propres pensées, pour faire mouvoir ces lignes d’où provient son amour, l’Ève nouvelle pousse un peu plus loin l’illusion.


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À la fin du roman, Lord Ewald croit parler avec Miss Alicia pour lui dire au revoir. Il est soudain touché par les mots de sa femme, mais c’est en fait avec l’Androïde qu’il converse. Lui qui pensait être clairvoyant, le voilà trompé par cette illusion. Aveuglé.

« Moi l’impossible » dit l’androïde. « Qui suis-je ? …Un être de rêve qui s’éveille à demi en tes pensées » [36]. « Comme une femme je serai pour toi ce que tu me croiras » [37]. L’Ève nouvelle n’est en fait qu’un rêve qui permet de voiler l’impossible du non rapport. « Adieu » dit Edison à Lord Ewald,  « vous avez choisi le monde de rêve, emportez en l’incitatrice » [38].

Alors que Lord Ewald s’apprête à s’enfermer dans un château à l‘autre bout du monde avec sa femme de rêve, le navire coule. Le roman ne nous laisse donc pas savoir si une androïde est à même de guérir l’homme de la castration, mais il nous fait tout de même entrevoir une certaine limite.

 

[1] Particulièrement dans le séminaire  XXIII le Sinthome

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre X « L’angoisse » (1962-1963), Paris, Le Seuil,  p.221

[3] Ibidem.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XX « Encore » (1972-1973), Paris, Le Seuil, Point Essais, 1975, p. 74.

[5] Ibidem., p. 59.

[6] Lacan J., Le Séminaire, Livre XXII « RSI » (1974-1975), leçon du 21 janvier 1975 

[7] Villiers de L’Isle-Adam , « L’Eve future », Flammarion, 1992, p.141

[8] Villiers de L’Isle-Adam ,  L’Eve future, Flammarion,1992, p.140

[9] P.141

[10] Villiers de L’Isle-Adam ,  L’Eve future, Flammarion, 1992, p.223

[11] Freud S., L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Folio essais, p.222

[12] Freud S., L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Folio essais, p.217

[13]  Lacan J., « Télévision » (1973), Paris, Le Seuil, 1974, p.64

[14] Lacan J., Le Séminaire, Livre XVIII « D’un discours qui ne serait pas du semblant» (1971), leçon du 20 janvier

[15] Villiers de L’Isle-Adam ,  L’Eve future, Flammarion ,1992, p.154

[16] P.148

[17] Lacan J., Le Séminaire, livre XX « Encore » (1972-1973), Paris, Le Seuil, Point Essais, 1975, p.94

[18] http://www.cnrtl.fr/definition/bourgeoise

[19] http://www.cnrtl.fr/definition/bourgeoise

[20] P.261

[21] Lacan J., Le Séminaire, livre XX « Encore » (1972-1973), Paris, Le Seuil, Point Essais, 1975,  p.184

[22] Ibidem., p.108

[23] Villiers de L’Isle-Adam , « L’Eve future », Flammarion, 1992, p.148

[24] Lacan J., Le Séminaire, Livre XXII « RSI » (1974-1975), p.68

[25] Ibidem.

[26] Ibidem., p.69

[27] Villiers de L’Isle-Adam , « L’Eve future », Flammarion, 1992, p.193

[28] Ibidem., p.172

[29] Serge André disait que l’homme ne parvenant à posséder une femme, était condamné à l’attraper « que morceau par morceau, partie de corps par partie de corps. André S., Que veut une femme ?, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1995, p. 248.

[30] Ibidem., p.155-156

[31] Ibidem., p.164

[32] Ibidem., p.275

[33] Ibidem., p.287

[34] Ibidem., p 196

[35] Ibidem.

[36] Ibidem., p.380

[37] Ibidem., p.381

[38] Ibidem., p.408

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