L'Opium du ciel, Jean-Noël Orengo


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« Toute technologie est un langage. Encore faut-il lui faire produire de l’art. »
Maurice G. Dantec, Le Théâtre des opérations

Un drone survole le monde, doté d’un corps de métal et d’une intelligence humaine. Cet objet volant singulier est le résultat de la synthèse de deux anciens drones banals, l’un civil, l’autre militaire : ils s’additionnent, on les baptise du nom de Jerusalem, double nature, terrestre et céleste. Ils deviennent un : il acquiert une conscience.

Tout comme Mary Shelley dans Frankenstein, Jean-Noël Orengo ne s’intéresse pas beaucoup aux détails de la science, à l’apparition mystérieuse du code de la vie, à la façon dont la conscience vient au robot. Ces questions peuvent même paraître carrément repoussantes :

Il y a de la gêne et du ridicule à parler maintenant de cybernétique et d’algorithmes de vie quand on connaît la surenchère théorique et fictionnelle sur ces questions, ayant abouti à une pléthore de scénarios lourdingues dans les domaines de l’art et des sciences, et le pire étant les crétins du transhumanisme à la mode il y a quelques temps, avec leur arrogance béate sur des phénomènes aussi souverains que l’esprit dans la machine.

L’intérêt du drone est littéraire. Encore une question de double nature : celle, informatique, des réseaux et d’internet, convolant avec celle, concrète, de l’armure de métal. Le drone existe dans l’espace réel, il vole et survole des territoires, des immeubles, des histoires vécues, et dans le même temps il est connecté, il circule sur les réseaux, il apprend sur internet. On le suivra sur un site de rencontre, dans une relation au long cours avec une jeune femme, survolant parfois la maison de celle-ci. Simultanéité de la toile et du réel, hanté depuis le ciel.

Jerusalem est plus qu’un personnage : une figure inégalable de narrateur, surplombant et impliqué, puisant dans le réel comme dans le virtuel pour constituer son récit, à l’image des auteurs de ce siècle. Jerusalem, c’est la Terre vue du ciel + la connexion haut débit. C’est l’omniscience du narrateur transposée sur un personnage unique au monde, totalement indépendant, surplombant. C’est un style de profusion et de précision. Ce n’est jamais froid ou cybernétique, car ce qui intéresse ce drone, c’est de redescendre parmi les hommes, de circuler parmi eux, de les comprendre. Dans ce livre hautement technologique, l’humanité est le sujet central, le mystère à étudier.

Je sais qu’il existe une tradition dans certain genre de littérature où machine et humain copulent par la disgrâce d’un texte qui en rajoute et en rajoute et en rajoute toujours plus sur les positions grotesques de nos deux entités si contraires, les orifices artificiels imprévus de l’un pour la queue du bonhomme, ou bien c’est la vulve de la dame qui s’encastre sur tel essieux de nos robotiques conditions. Ici non. Ici la pudeur, la douceur, la violence de l’absence du coït, et l’exaltation des hautes ambitions amoureuses qui en résultent [...].

Personnage omniscient, amoureux parfois, participant du monde sans y toucher, Jerusalem va même plus loin qu’un narrateur, et devient créateur d’un univers parallèle où la fiction et la pensée viennent habiter la réalité. Peut-être parce que ses réflexions, bien qu’humaines, circulent dans des circuits de silicium, Jerusalem, sous ses allures naïves de drones, devient le dispositif central d’une fiction qui amalgame différents niveaux d’existence. Lorsque l’une de ses premières propriétaires quitte la France pour s’engager auprès d’une armée qui a tout de Daesch, celle-ci doit aussi beaucoup à Lovecraft.

Tu avais lu Lovecraft, certes, tu avais offert ce blaze à mon ancêtre, mais tu n’avais point retenu la leçon. Tu devins sensible aux appels déments du calife Abdul All Hasread et ses hordes qui écrivent à même la chair le Necronomicon en Mésopotamie, les terres de EI, d’Ishtar et de Baal, divinités déchues, oubliées, salies.

Le monde que parcourt désormais le drone Jerusalem ressemble au nôtre, mais il est contaminé par la fiction. Abdul All Hasread (All Has read : celui qui a tout lu) est chez Lovecraft l’auteur d’un livre terrible, le Necronomicon. Il devient dans L’Opium du ciel une figure effrayante de calife assassin, finalement tout à fait crédible à la tête d’un Daesh-Necronomicon. On pourrait ne pas réaliser cette infiltration d’une fiction ancienne dans celle que nous sommes en train de lire. Mais, plus tard, le procédé se développe : les personnages qui recueillent le drone, et qui lui donnent une âme, sont sont tous des personnes réelles, ayant existé. Le « campement » où Jerusalem acquiert sa conscience humaine est un lieu de rassemblement pour divers penseurs et anthropologues qui ont tous travaillé sur le même sujet : les temps anciens où Dieu était une femme.

Marija Gimbutas, Raphael Patai, Martin Bernal, tels sont les parents bien réels qui entourent Jerusalem. Et ce n’est qu’en se renseignant hors du roman, sur la toile, que le lecteur pourra découvrir que les dates d’arrivée au « campement » de ces divers individus passionnants correspondent visiblement à leur date de décès dans le monde réel. Le roman construit autour du drone devient alors un dispositif vertigineux de compréhension et d’appréhension du monde, un survol curieux et métaphysique où l’écriture permet des convergences et des rencontres libératrices.

Alexis Fichet, mai 17

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