Se projeter dans le présent, réécrire L'Ève future


Illustration de Theodor von Holst dans l'édition du « Frankenstein or The Modern Prometheus » de Marie Shelley publiée en 1831


I

Il y a quelques jours, un infirmier est venu m’enlever quelques fils qui rafistolaient des bouts de chairs et de tendons récemment séparés par accident. Nous nous sommes demandés qui avait pu penser, le premier, à recoudre de la chair avec des fils. Cela n’a rien d’évident : il a fallu oser considérer la peau comme du cuir, et le vivant comme du réparable. L’humain bricolable.

Mary Shelley semble peu s’intéresser à la couture, à la façon dont s’assemblent les différents morceaux de la créature de Frankenstein. La création de la créature n’est pas son sujet : seule compte l’opposition fondamentale entre le monstre, épouvantable dans sa forme et dans son âme, et son créateur, noble, sincère, mais fautif.

Cette absence de description précise et d’intérêt pour le processus scientifique range Frankenstein du côté du fantastique plutôt que de la science-fiction. Pourtant, une fois les morceaux de chair morte cousus ensemble, il y a bien une opération magique, une électrification qui fait passer de l’inerte à la vie. L’auteure sent bien que la question n’est pas tant de savoir comment recoller les morceaux, que de comprendre quelle énergie ou fluide unira la matière et l’esprit. Comment joindre — ou séparer — l’âme et le corps, telle est l’une des questions originelles de la fiction qui s’intéresse à la science.

Depuis un an j’écris de la science-fiction. Pour le Théâtre de Folle Pensée, de Saint-Brieuc, je réécris L’Ève future, de Villiers de l’Isle Adam. Villiers est né à Saint-Brieuc, moi aussi. L’Ève future a été publié en 1886. Edison, le célèbre inventeur, l’électricien, en est le personnage principal. Il est particulièrement notable que ce roman prenne pour personnage principal cet inventeur universel, scientifique et entrepreneur, homme de spectacle capable d’électrocuter un éléphant pour une démonstration. Villiers est à la fois inquiet et fasciné par la science, et s’il commence son projet poussé par la crainte que lui inspirent les inventions, il se laisse peu à peu prendre au jeu : il fait entrer la science dans la littérature.

Robert Oppenheimer, à propos d’Edison, parlera de « complexe du délice technique » : une façon de nommer les relations dangereuses de la science et de la technique. Quand la science devient trop complexe, pointue, mathématique, on trouve des hommes pour continuer à la faire parler, parfois au mépris de la prudence et de la précaution. Edison est de ceux-là, et c’est ce qui fascine Villiers. Edison est l’homme de l’électricité (il ne l’a pas inventée, mais c’est lui qui la rendra visible, c’est lui qui illuminera les rues de Menlo Park), mais aussi du phonographe. Il faut imaginer la violence symbolique que représentent pour un homme comme Villiers les découvertes successives de la photographie, puis du phonographe. La reproduction du réel n’est plus, comme dans la sculpture, la peinture ou la littérature, un décalage, une imitation, une simulation : on peut désormais dupliquer le réel exactement. La mise au monde de doubles humanoïdes ne peut donc plus se contenter de monstres mal cousus ou d’automates bancals : la copie devra être parfaite.

Une des grandes questions de la réécriture a donc été : qui serait Edison aujourd’hui ? Et ensuite : qu’est-ce qui perdure ? Qu’est-ce qui a glissé ? Qu’est-ce qui s’est décalé ?

Ce qui perdure : l’indistinction entretenue entre la science et ses applications. Notre époque a même accru la tendance présente chez Villiers de l’Isle-Adam : les héros contemporains ne sont pas les scientifiques eux-mêmes, mais ceux qui savent utiliser leurs découvertes pour proposer des produits. On connait peu les noms des prix nobels de chimie, ou ceux des médailles Fields, mais on admire Bill Gates, Steve Jobs ou Mark Zuckerberg.

Deux hommes se sont rapidement imposés pour remplacer Edison : Ray Kurzweil et Elon Musk, des entrepreneurs, des leaders experts en communication, des hommes acquis au monde libéral. Le texte de la réécriture contient en lui-même l’explication de ces choix : elle devient le dialogue entre ces deux personnages réels et reconnus.

Ce qui a glissé : la science-fiction. L’Ève future fait partie de ces romans qui inaugurent la science-fiction, qui s’attellent avec sérieux aux effets de la science dans nos vies humaines, en l’exagérant. Le vingtième siècle a ensuite déroulé toute une série d’auteurs géniaux qui ont inventé des mondes, entrevu des futurs inquiétants, rêvé des possibles. La figure de l’androïde, ou du réplicant, ou du terminator, fait partie de ces figures nourricières, à côté des mondes parallèles ou des voyages dans le temps. Mais c’est une figure rattrapée par la réalité. Aujourd’hui, des ordinateurs gagnent contre les humains aux échecs, au jeu de go, et même au poker. Des gens se font implanter des puces RFID sous la peau, des voitures se conduisent seules, on peut travailler l’ADN à peu près comme on le souhaite à l’aide des fameux ciseaux CRISPR-cas9…

Que faire de la science-fiction quand la science va au bout de l’invisible, et de l’indicible ? Quelle littérature inventer pour dire ce que seules les mathématiques peuvent décrire ? Il me semble qu’il faut se tourner vers l’humain : son cerveau reste l’endroit le plus énigmatique de l’univers. L’amour, le désir, la fatigue d’être humain, voilà des sujets qui sont modifiés par les machines, de manière plus ou moins consciente, et qui ouvrent un possible littéraire. Le but de la science-fiction, ce pourrait être de faire déborder ces interactions humain-machines, de laisser délirer légèrement le rapport (ou l’absence de tout rapport) entre nos cerveaux et les interfaces nombreuses qui leurs sont proposées.

Ce qui se décale : des œuvres nombreuses viennent désormais se glisser entre nous et la science, contaminant de façon irréversible notre regard, nos modes de pensée. Un imaginaire s’est créé, depuis l’écriture de L’Ève future, qui influence sa réécriture : K. Dick, Asimov, etc. Pour rendre visible cette distance, toutes les citations originales choisies par Villiers ont été remplacées par de nouvelles citations, produites depuis l’écriture de L’Ève future.

 

II

Depuis quelques temps mon cerveau me joue des tours : il m’impose des sensations que je n’ai pas vues venir, il communique à mon corps des vibrations venues de tréfonds ignorés. J’ai l’impression de vivre une certaine disjonction de moi-même. C’est désagréable et intéressant : l’inconscient, cette belle idée, se manifeste comme un autre moi-même. Je réalise alors, tardivement, que mon esprit, comme mon corps, peut être décousu, morcelé. Je cherche les fils qui permettaient une maîtrise, un rassemblement. Mais ici ce qui fera suture ne pourra être un simple bout de ficelle, comme ce fut le cas pour la chair et les tendons.

En parlant, en écrivant, nous formons un monde visible, mais nous tissons aussi notre propre représentation de ce monde, nos rapports avec lui, affectifs, mentaux : nous créons du conscient et de l’inconscient. Faire face aux robots, converser avec les intelligences artificielles, c’est créer de nouvelles structures de conscience, et de nouveaux inconscients. C’est cela, sans doute, qu’il s’agit d’explorer dans une réécriture de L’ève future. Faisant cela, nous ne nous projetons pas dans un futur lointain et inconnu : nous cherchons juste à décrire le présent qui nous arrive.

Une des façons d’écrire de la science-fiction aujourd’hui, ce serait donc d’éviter les imaginaires grandiloquents, et tenter de se projeter dans le présent. Pour cela, défaire jusqu’à la figure de l’androïde. Faire face à la complexité, accepter les affects, les inconsciences, voir ce que les machines nous font. Par la littérature, tenter de saisir ce changement profond de rapport à l’autre qu’imposent les portables, la réalité augmentée, le contrôle génétique. Faire de la fiction une zone de test pour nos cerveaux mystérieux, face à ce qui est déjà là, mais que nous savons à peine nommer.

Écrire de la science-fiction, c’est tenter de lire si profondément dans son époque qu'on en révèle l'inconscient. Villiers de L’Isle Adam, en écrivant L'Ève future, ne faisait pas autre chose. Le roman reflète son effort personnel : accepter que désormais la science prendra la place, dominera l'homme, l'illuminera, l'écrasera parfois. Villiers a du mal avec cette idée, il l'affronte : son roman est la traduction de la violence que représente cette irruption.

J’ai une vraie sympathie pour Villiers de L’Isle Adam : il faut en avoir du chaos en soi pour produire une œuvre comme L’Ève future. Un mélange de rancœur et d’espoir, de vision et de déni. En réécrivant son roman, en posant mes pas dans les siens, je suis admiratif de l’intense activité d’invention et d’intuition dont il a fait preuve : l’invention lexicale prolonge un profond travail de réflexion sur la condition humaine, à travers des thématiques comme l’amour, la mort, la mémoire, les effets de miroir… Il construit, dans l’effort, cette figure mythique de l’andréïde dont nous avons hérité, et qu’il faut peut-être désormais déconstruire pour apercevoir ce qui nous arrive vraiment.

Alexis Fichet, mars 2017

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