C’est elle que je vois en premier quand nous descendons de la voiture avec Roland, quelques pas sur le parking du Centre Culturel de Pordic, un regard à gauche, une conversation interrompue, et c’est Denise et sa démarche inimitable, manteau long, cigarette à la bouche entourée de ses enfants telle une Ma’Dalton de l’ouest stressée, ardente, rayonnante, qui s’avance vers nous. Retrouvaille sur le parking. Ça clope à pleins poumons.

C’est la première de « J’espère ne pas me perdre d’ici ce soir », et c’est à Pordic.

Je n’en mène pas large. Denise est venue, et là quelques minutes avant la représentation, rassasié en nicotine, je me dis que tout ça est très cohérent et juste, mais que rien n’est encore gagné. Denise me parlera après la représentation, elle dira plusieurs fois « Vous m’avez très bien écouté, vous m’avez très bien écouté. » À cet instant, je n’ai pas encore les idées très claires, mais le week-end passant, je me dit que c’est l’aboutissement d’un bel échange : elle de m'avoir fait confiance et de m'avoir donné une place dans sa vie pour se rendre disponible pour ce projet et moi de lui avoir donné une place avec ce texte qui aujourd’hui prend encore une autre dimension avec ce spectacle mis en scène par Agathe Bosch et interprété par Monique Lucas.

Le spectacle a toute cette dimension enregistrée en lui mais il n’en est pas dépendant, il a son existence propre. Je me dis aussi qu’on ne pouvait pas rêver mieux que Pordic pour cette première, Pordic en Bretagne, mais à côté de Saint-Brieuc, d’une part je n’y suis jamais allé, et d’autre part c’est en quelque sorte un terrain neutre, un paysage nouveau (pour ce texte où il est question des rues de Saint-Brieuc, de celles de Rennes, et de Saint-Sébastien). Le spectacle lui est loin d’être neutre, il est chargé émotionnellement, troublant, et interprété extraordinairement par Monique Lucas. À la fois lumineuse et inquiétante. Protéiforme.

Le début du spectacle est saisissant. Boîte vide. Images de la gare de Saint-Brieuc vue par la fenêtre d’un train Corail qui démarre, le paysage s’accélère peu à peu puis disparaît. Images d’un cours d’eau méandreux. La comédienne arrive en contre-jour et commence à parler. Elle s’adresse à un « vous » mystérieux : un amant, un témoin, un interviewer… Le personnage du portrait adresse une longue lettre à ce « vous », à l’auteur de son texte, ponctué par des intermèdes documentés qui prennent la forme d’insert vidéos.

Le rythme du spectacle d’une lenteur organique, assumée, creuse et met en relief le texte dont Agathe Bosch a parfaitement saisi la tonalité : entêtant, mélancolique, triste à la manière d’une bonne chanson populaire de variété française, quelques moments drôles et inquiétants aussi. Il y aurait plein d’autres choses à dire. En particulier comment le spectacle progresse en procédant à la fois d’une ligne très claire et par légers décrochages.

Et puis je me rends compte que je n’ai jamais écrit un truc aussi triste que ce texte, alors que Denise est gaie et énergique, ce qui n'est pas le cas du personnage de la pièce. Il y a presque un côté « too much » dans ce texte, un peu trop émotionnel, un peu trop de mise à nu. Avec ce titre qui donne le ton, un peu comme une chanson des Smiths, « Heaven know I'm miserable know ».

Ce que je cherchais c'était un ton, une tonalité davantage qu'une construction dramatique implacable. Jamais je n’aurai imaginé écrire un tel texte au départ du processus. Mais au fil des versions, j’ai suivi une intuition : moi aussi je me devais de me mouiller dans cette histoire. L’engagement, la prise du risque dans l’écriture devait être à la hauteur de ma rencontre avec Denise, et du trouble que cela a créée. Quel intérêt sinon ? Et c’est, j’ai l’impression, un peu ce que tout le monde a fait dans ce projet, chacun a poussé sa ligne de front au maximum, et ça donne une cohérence et un équilibre à ce spectacle, où texte, mise en scène, et interprète se coulent en une seule matière vivante, dense, humaine.

Nicolas Richard, auteur de « J'espère ne pas me perdre d'ici ce soir ».