Narrateurs du futur


Le Beagle à Santa Cruz


I

James Wait, Hisako Hiroguchi, Selena MacIntosh, Marie Hepburn et Adolf Von Kleist sont dans un bateau.

Pamela Sauvage, Jean-Bertrand Coursier, Angelina Feccia, Jacques O. Gator et Joan Dubois sont des notes de bas de page.

Les premiers fuient la terre ferme où la guerre et la famine font rage : le bateau sur lequel ils naviguent a pour nom Bahia de Darwin. Ce navire de luxe devait en principe transporter de prestigieux passagers pour une croisière historique vers les Galapagos sur les traces du Beagle, le célèbre bateau à bord duquel Darwin eut l’intuition de sa grande théorie de l’évolution. En réalité, ils seront les seuls survivants de l’espèce humaine, mais ils ne le savent pas encore.

Les seconds ne se connaissent pas tous, ils sont souvent la note de bas de page de la vie d’un autre : ils se sont croisés, ils ne sont pas loin, ils se situent à seulement deux degrés de séparation les uns des autres, mais ne le savent pas. Ils ne se rencontreront pas, mais ils font partie du même monde, un monde qui ressemble beaucoup au nôtre. Leurs existences sont banales, détaillées, légèrement inquiétantes.

Les premiers, James Wait et compagnie, sont les personnages du roman Galapagos de Kurt Vonnegut, publié en 1985. Les seconds, Pamela Sauvage et alii, sont les personnages du roman Tombeau de Pamela Sauvage, de Fanny Chiarello, publié en 2016.

Point commun de ces deux ouvrages : les personnages et leurs actions sont racontés depuis le futur. On me rétorquera que tout narrateur omniscient est forcément dans le futur, puisqu’il connait tout, y compris la fin du récit qu’il mène. Mais dans ces deux livres, les narrateurs sont dans un futur si lointain qu’il influence leur façon de raconter : c’est la distance même entre celui qui raconte et son récit qui devient le sujet du livre et sa forme.

 

II

Dans un livre inclassable publié en 2014, Naomi Oreskes raconte elle aussi notre présent vu depuis un futur lointain.

Naomi Oreskes n’est pas définie comme « romancière », elle n’écrit pas de science-fiction ni de fantasy, pas de nouvelles ni de pièces de théâtre. Elle est historienne des sciences : dans son livre précédent, Les Marchands de doute, elle a montré comment certains lobbies et politiciens ont travaillé en profondeur pour insinuer dans les cerveaux des citoyens mondiaux l’idée d’un « débat » sur le climat, au moment même où ce débat n’avait plus lieu d’être, au moment même où les scientifiques étaient sûrs et certains du réchauffement climatique.

Le livre inclassable, publié en 2014, a pour titre L’Effondrement de la civilisation occidentale. C’est un texte très court, partant d’une idée assez simple : la civilisation future, ayant survécu dans la douleur aux catastrophes climatiques qui ont suivi notre époque, s’interroge sur les raisons du désastre. N’ayant que des informations parcellaires, les narrateurs en arrivent à une conclusion troublante : les humains savaient, mais ils n’ont rien fait. Rien n’explique clairement l’effondrement de la civilisation occidentale.

L’originalité de la formule tient à ce que Oreskes — et Conway, avec qui elle écrit ce livre — cessent de croire à l’argumentation rationnelle, abandonnent les chiffres et les faits pour se concentrer d’abord sur ce court récit. L’idée de base, originale il y a quelques années, est devenu un leitmotiv : les humains sont une force planétaire qui ne se maîtrise pas elle-même, notre époque sait mais ne sait pas comment réagir, nos enfants pourront nous détester d’avoir regardé le foot à la télé pendant que les banquises fondaient, etc. Les discussions sur la notion d’anthropocène complètent de façon technique, scientifique et philosophique ce tableau d’une puissance impuissante.

Le récit, celui de cet Effondrement de la civilisation occidentale, est suivi d’un lexique et d’une interview des auteurs : une façon d’avouer que le propos n’est pas littéraire, mais militant. L’œuvre ne vaut pas uniquement pour elle-même, elle s’accompagne de son commentaire immédiat et surplombant, elle n’est pas ouverte : c’est un matériau (de grande qualité) pour réfléchir et alerter sur l’époque actuelle.

 

III

La question serait : qu’est-ce que cela nous fait d’être regardé depuis le futur ?

Chez Orekes, malgré le passage par la fiction, le futur n’est pas le sujet : il s’agit de nous faire voir l’urgence de notre situation actuelle. Et le lecteur est effectivement saisi par la gravité des phénomènes à venir : catastrophes naturelles, montée des eaux, etc. Mais saisissement n’est pas ravissement, et le livre prend le risque de laisser son lecteur seul avec la catastrophe à venir, tétanisé par l’enjeu. Le livre nous dit qu’il existe un futur, c’est déjà quelque chose, mais comme ce n’est pas le sujet, il nous laisse un peu seuls avec notre époque.

Si nous sommes déjà dans la catastrophe, le constat importe, bien sûr, mais nous avons besoin de plus, nous avons besoin d’imaginaire, de portes de sortie, de façons de penser. Penser à partir du ravage écologique, tel est le titre d’un article d’Isabelle Stengers, et la question posée est bien celle de notre capacité de continuer à vivre, à aimer, à faire des enfants. Comment vivrons-nous dans ce monde, comment le penserons-nous, comment en parlerons-nous, voilà le défi à venir. Si la déploration n’est pas à proscrire, si les lamentations aident un peu, il faut malgré tout développer d’autres modes, d’autres présences.

Dans Tombeau de Pamela Sauvage, Fanny Chiarello campe des personnages dérisoires, et le livre est majoritairement composé de notes de bas de page, dont le but est de nous expliquer ce monde où vivent les personnages, les objets qui les entourent, leurs coutumes quotidiennes. Or, ce monde, nous le connaissons très bien, c’est, à peu de choses près, le nôtre. Dès la première page du livre, les notes de bas de page fusent :

« Ainsi s’interroge oralement, tandis qu’une esthéticienne lui épile1 les demi-jambes2, la jeune Pamela Sauvage […] »

Ce que nous disent les notes de bas de page, c’est que le lecteur supposé de l’ouvrage est placé dans une position d’étrangeté par rapport à Pamela, puisque le monde où elle vit et le vocabulaire de son époque ont besoin d’être expliqués.

On nous regarde depuis le futur. La grande originalité du livre de Fanny Chiarello est de ne jamais expliciter ouvertement ce décalage : le futur depuis lequel quelqu’un tente de comprendre le présent n’est pas expliqué, pas élucidé. Tout juste pouvons-nous comprendre que la civilisation dont il est question (la nôtre) a disparu, puisqu’elle semble désormais incompréhensible.

Mais Fanny Chiarello ne place absolument pas son livre dans le registre de la science-fiction : c’est par le procédé formel des notes de bas de page que nous parcourons des phrases de notre époque comme si elles avaient disparues. De ceux qui nous regardent ainsi, nous ne savons pas grand chose, tout juste sentons-nous affleurer quelques caractéristiques qui éveillent notre curiosité :

Note de bas de page n° 8, pour le mot « maison » : « Il existait des logements individuels semblables aux résidences aujourd’hui réservées aux Grands Patrons. Le monde comptait alors sept milliards d’habitants, pour presque dix-sept aujourd’hui (certains états versaient des allocations aux familles afin d’encourager la natalité), la densité de la population était encore très faible […] »

Note de bas de page n° 74, pour « des garçons précieux et des femmes solides » : « Allusion à des mœurs encore en cours à l’époque décrite, où il n’était pas illégal d’être en couple avec une personne du même sexe. La Vague Sanitaire initiée par les groupes armés Valeurs Familiales et Combattants de la Loi n’allait pas tarder à y mettre bon ordre. »

Note de bas de page n° 130, pour le mot « dollars » : « Monnaie en cours dans plusieurs pays à cette époque, principalement aux États-Unis (ainsi que l’on appelait autrefois le parc des Grands Patrons) […] »

Sur l’ensemble du livre, ce sont là 3 des 5 notes qui apportent un tout petit peu d’éclairage sur cette période future depuis laquelle nous sommes regardés. Victoire évidente des patrons, surpopulation, restriction des libertés : même esquissé rapidement ce futur est dystopique. Mais ce qui rend cette dystopie moins déprimante, moins agressive, c’est la façon dont le présent est raconté, par touches minimalistes et détaillées, petite vie humaine après petite vie humaine, chacun n’étant que la note de bas de page de quelqu’un d’autre, chaque objet ou situation oscillant entre le dérisoire ou le ridicule. Finalement, le futur n’est pas si grave si l’on considère la petitesse du présent.

C’est un peu la même idée qui guide le roman de Kurt Vonnegut. Mais, précédant de trente ans Pamela Sauvage et ses contemporains, les personnages de Galapagos sont beaucoup plus assurés, sûrs d’eux-mêmes, évolués. Des scientifiques, un escroc spécialiste des veuves richissimes, un capitaine de vaisseau, des ingénieurs : ils ne voudraient sous aucun prétexte être vus comme notes de bas de page, ils tentent de maîtriser leurs destins, agissent, se démènent de plus belle pour exister.

Le narrateur, omniprésent, s’adresse à nous depuis le très lointain futur, ce dont nous sommes avertis dès l’incipit :

« 1 Il était que : Il y a un million d’années de ça, là-bas, tout là-bas, en l’an de grâce 1986, Guayaquil était le plus grand port maritime de la petite démocratie sud-américaine de l’Équateur, capitale ; Quito, tout là-haut dans les Andes. »

Il commente l’action, il nous prévient à l’avance de qui mourra ou pas, il regarde ses humains avec beaucoup d’ironie. Nous en sommes prévenus dès le début : les rares personnages qui survivront à cette histoire seront les uniques ascendants de la future humanité. Ce narrateur, qui nous décrit depuis l’avenir lointain, est le résultat d’un million d’années d’évolution, et c’est de cette distance immense qu’il nous regarde :

« Les humains avaient, à cette époque là, des cerveaux bien plus gros que ceux d’aujourd’hui : le mystère pouvait encore les séduire. »

Et puis, après avoir présenté James Wait, le détrousseur des veuves :

« J’ai aujourd’hui, bien du mal à croire que des gens aient jamais pu se montrer aussi brillamment duplices que ce monsieur — cela jusqu’au moment où, me rappelant à l’ordre, je ne puis oublier que tous les humains, ou à peu près, avaient, à cette époque lointaine, un cerveau qui pesait dans les trois kilogrammes ! Et qu’il n’y avait donc pas la moindre limite à ce que machine à penser pareillement surdimensionnée pouvait inventer et mettre à exécution !
D’où cette question que je pose bien qu’il n’y ait personne dans le coin pour me répondre : peut-on même seulement douter que semblables cerveaux de trois kilogrammes aient par le passé été défaut presque fatal dans l’évolution de la race humaine ? »

Dans Galapagos, la position du narrateur n’est pas aisée : nous comprenons au fil des pages qu’il parle de nous depuis le futur très lointain, et que dans ce futur les descendants de la race humaine ont de nettement plus petits cerveaux, peu d’aptitude mentale, et sans doute plus de bras ni de mains, mais plutôt des sortes de nageoires. À mesure que nous progressons dans le roman, nous nous rendons à l’évidence : nos descendants lointains sont des espèces de phoques. Et c’est l’un d’entre eux, par la grâce du miracle littéraire, qui commente nos actions.

Le ton est donné très tôt : les personnages que nous allons voir évoluer tout au long du roman ont de gros cerveaux, sont capables d’élaborations intellectuelles poussées, mais ils ne s’en sortiront pas très bien. Perdus au milieu des informations et des désirs, ils agissent au mieux, mais meurent souvent prématurément. Et s’il restera quelques rares survivants capables de transmettre la vie, c’est plus par le fait du hasard que grâce à leurs capacités.

On l’aura compris : chez Vonnegut la prise de distance n’est pas tant politique que métaphysique, et si le futur nous regarde d’aussi loin dans le temps, c’est pour prendre un recul philosophique. Notre grande intelligence, résultat d’une longue évolution, aboutissement d’un processus de sélection naturelle extraordinaire, n’est que cela : une étape parmi d’autres dans les formes de vie.

Le fait de caractériser les humains par leurs « gros cerveaux » est aussi la marque d’une époque précise de l’Histoire humaine : la taille des cerveaux fait partie des données principales observées par les paléontologues lorsqu’ils découvrent des fossiles, c’est elle, entre autres, qui permet de décider si le morceau d’os découvert appartient à un homme, à un singe, ou un cousin éloigné perdu dans l’un des buissons de l’évolution.

Vonnegut est un homme du vingtième siècle, ce siècle où l’on cherche obstinément à approcher, le plus scientifiquement possible, le propre de l’homme. Mais il n’est pas dupe : son roman débute par un voyage sur les traces de Darwin et du Beagle, son narrateur est obsédé par la taille des cerveaux, mais il se rit de ces humains obsédés par la preuve scientifique de leur différence.

De toute évidence nos gros cerveaux, nos ordinateurs, nos livres et nos systèmes politiques ne nous permettent pas de contrôler l’avenir. Les désirs, les affects, les hormones, les hasards du climat ou de l’évolution jouent avec notre volonté de maîtrise.

C’est sans doute la plus grande ironie, l’éclat de rire fracassant du vingt-et-unième siècle, que de voir l’humain connaître à ce point son univers, de l’infiniment grand à l’infiniment petit, et se connaître à ce point, des mytochondries aux neurones, et de le voir constater avec autant de ressources et d’intelligence sa propre impuissance et, probablement, sa propre chute. Puissent nos gros cerveaux produirent les fictions qui explorent cette époque, la déplorent, et nous consolent.

 

Bibliographie

CHIARELLO Fanny, Tombeau de Pamela Sauvage, éditions la contre allée, 2016

CONWAY Eric, ORESKES Naomi, L’Effondrement de la civilisation occidentale, Les Liens qui libèrent, 2014

STENGERS Isabelle, Penser à partir du ravage écologique, in De l’univers clos au monde infini, éditions dehors, 2014

VONNEGUT Kurt, Galapagos, Grasset, 1985

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