Newsletter Anatomies
 
   
#2 NEWSLETTER  31 MARS 2008
« Anatomies 2008 / Brazzaville – St-Brieuc » est un spectacle du Théâtre de Folle Pensée, compagnie conventionnée, St-Brieuc, écrit et mis en scène par Roland Fichet en collaboration avec le chorégraphe Orchy Nzaba, compagnie Li-Sangha, Brazzaville.

// BRAZZACUT #2 // CE QUI M'ARRÊTE #2 // ENTRETIEN AVEC ORCHY NZABA // J'AIME PAR-DESSUS TOUT LA CONFITURE DE MÛRE // CHRONIQUE DES RÉPÉTITIONS #2 // CE QUI NOURRIT // CHER FRÉDÉRIC, CHER ROBERT // L'ANCÊTRE DANS LA GORGE //

DEUX SUR DIX

Deuxième livraison de la Newsletter Anatomies 2008. En parallèle, les sites web du Théâtre de Folle Pensée [follepensee.com] et de Roland Fichet [rolandfichet.com] ont ouvert des espaces où vous pourrez en savoir plus sur ce spectacle.
La création congolaise du spectacle « Anatomies 2008 / Brazzaville – Saint-Brieuc » aura lieu le 10 avril 2008 au Centre culturel français André Malraux de Brazzaville et la création française les 27, 28, 29 mai 2008 à La Passerelle Scène nationale de Saint-Brieuc.

 CUT #2 – BRAZZAVILLE 
 « Un matin, j'avais douze ans, na sombi mikaté, dans la rue. » (Anatomies
 2008 / Ça mon corps / Tête à tête
)

CE QUI M'ARRÊTE #2   

À Brazzaville, neuf véhicules sur dix sont des taxis ou des minibus. Tous vert et blanc. À Brazzaville, rares sont les lignes centrales. Il est donc habituel de créer une troisième voie, vers le milieu de la chaussée, qui permette de dépasser tout ce qui traîne. Que quelque chose vienne en face à contre-sens, ça n’est pas un souci, on s’arrangera bien au moment de se croiser, quitte à créer une quatrième voie momentanée. Il faut avoir le sens de l’espace pour conduire à Brazzaville.

Ce jour-là, le minibus qui transporte l’équipe d’Anatomies 2008 est bloqué dans de monstrueux embouteillages. Notre chauffeur reste calme. Soudain, à grands coups de klaxon continu, dans un nuage de poussière, surgit un enterrement. Un taxi et un minibus composent le convoi. Comment reconnaître un taxi d’enterrement ? Une croix de bois dépasse par la vitre de sa portière avant. La croix qui sort rend le taxi absolument prioritaire.

[« Je n’ai pas envie de toi. Bozoba. »]

Nos pompiers occidentaux n’arrivent pas à la cheville d’un taxi d’enterrement brazzavillois. Les autres véhicules s’écartent jusqu’à frôler les échoppes, les passants se poussent et s’arrêtent pour regarder. Feux de détresse allumés, taxi et minibus, derrière les vitres desquels apparaissent en un éclair des visages compassés, nous doublent par la troisième voie, la centrale, qui s’ouvre miraculeusement comme la mer qui laissa passer Moïse. Ni une ni deux, la main plaquée au klaxon, toujours impassible, notre chauffeur vient coller aux fesses le minibus funéraire. C’est ainsi que nous passons les embouteillages de Brazza sur plusieurs kilomètres, tel un cortège présidentiel, planqués derrière cet enterrement véloce, nous appliquant par moment, nous aussi, à compasser nos visages.

Alexandre Koutchevsky

ENTRETIEN AVEC ORCHY NZABA    

Après avoir mangé la viande de chasse et le poisson grillé, Orchy et moi quittons le restaurant des bikatas vers 14h. Un petit muret à escalader, le trottoir de poussière, la route, le CCF. Nous montons dans mon studio pour avoir une prise électrique, du frais et du calme. Dehors, les crieurs de bus clament les arrêts de leur ligne.

ANATOMIE D'UN NOM

Je m’appelle Edmond Rustique Orchy Nzaba. Edmond c’est le prénom de mon grand-père et celui de mon père. Ce dernier m’a donné Rustique. Mon père est né en ville mais il a enseigné dans les villages en Centrafrique. Il aimait tout ce qui était traditionnel, c’est peut-être pour cela qu’il m’a appelé Rustique, ce qui donne à mon nom ce côté campagnard.

J’ai pris un surnom en 1992, quand j’ai quitté les bancs de l’école : Orchy. J’avais 20 ans, c’est à ce moment que j’ai décidé de faire de l’art. Je me suis dit qu’il me fallait un surnom qui raconte la nouvelle personne que j’étais. Orchy rappelle « archi », comme dans archi-bien, archi-faux, etc. Mais j’ai aussi composé le prénom Orchy à partir de lettres qui me plaisaient. Or, je trouvais que le « a » de « archi » était trop net, trop fort, donc j’ai choisi le « o ». Le « r » vient de Rustique, le « c » c’est tout simplement la troisième lettre, et le « h » je l’ai pris dans l’homme, c’est le quatrième chiffre de mon prénom. En Lari, ma langue maternelle, les lettres ont une signification. Le « i » peut signifier l’exclamation, l’étonnement, on peut dire « iiii ! » ou « oooo ! », ce qui veut dire que tu as vu quelque chose de bien ou de beau. Et comme j’avais mis le « o » au début, j’ai mis le « i » à la fin.

Nzaba c’est à la fois le savoir et son contraire. Quand tu dis « nzaba » ça veut dire que tu ne sais pas. Le Nzaba c’est également un rituel. Quand tu es initié au Nzaba ça veut dire que tu es mûr pour être dans un rapport à la nature : tu connais l’eau, le feu, l’heure à laquelle on entre dans la forêt, à laquelle on en sort. Du coup, Orchy Nzaba c’est le savoir et le non-savoir extrêmes. Ce qui m’a le plus marqué à l’école, en mathématiques, c’est la question du « moins l’infini, plus l’infini et du zéro au milieu ». Orchy Nzaba fait aussi écho à cette leçon de mathématique que j’ai à la fois comprise et pas comprise.

…  /
/ …

LA GESTUELLE KONGO

La gestuelle Kongo (avec « k ») nous ramène au royaume du Kongo*. Ce sont les mouvements et gestes à la fois ancestraux et quotidiens qu’on a dans la vie, les coutumes mais aussi les façons d’être dans les émotions par exemple. J’ai commencé à travailler la gestuelle kongo à partir de l’étude des statuettes, de leurs visages. Les yeux, les doigts, signifient déjà quelque chose, il n’y a pas besoin de parler, ni de bouger. Puis je suis passé des statues à la danse et à la musique.

Je me sers de tous ces éléments traditionnels comme de techniques pour atteindre une certaine légèreté dans la danse que je propose. Légèreté des gestes quotidiens, de l’intime du corps. Ainsi, dans la mythologie, le Dikenda est un losange qui représente la vie. Le premier angle c’est le lever du soleil (la naissance), le second c’est le zénith à midi (l’homme est mûr), puis c’est le déclin vers le soir, la vieillesse, et à minuit c’est la mort, et enfin le trajet vers la naissance, etc. Une danse correspond à une représentation de ce losange : elle comprend un pas vers l’avant, un vers l’arrière, et un de chaque côté.

Mais dans le Dikenda il manque le volume, le haut et le bas, que j’ai apportés dans les répétitions d’Anatomies par le Kitezo. Le Kitezo possède aussi une dimension spirituelle, il crée un rapport entre ciel et terre, entre les vivants et les ancêtres. Sur le texte Zones érotiques, j’ai donc proposé le Kitezo. Quand les interprètes sont dans la cage en bois renversée à l’horizontale, ils font le Ntsongui-a-n’lembo, le geste de celui qui montre, désigne avec le doigt. Quand ils sortent de la cage ils font le Ntsombori, c’est la marche sur la pointe des pieds, la marche de celui qui ne veut pas se faire entendre. En même temps ils font le Kissanola avec leur main. C’est un geste pour se coiffer, se faire beau, mais c’est aussi épousseter quelque chose.

Le travail des textes avec Roland Fichet n’était pas étranger pour moi, puisque j’avais l’habitude de créer des chorégraphies pour des chansons qui possédaient leur propre univers. Roland était déjà dans une démarche de gammes de gestes et de sons, or j’avais quelques connaissances dans les gammes musicales, pentatoniques, etc. Donc, cette liaison entre gammes gestuelle et sonore m’a intéressé immédiatement. Par ailleurs j’ai beaucoup lu Rudolf Laban qui parle de cette correspondance entre son et mouvement. Le son peut créer du mouvement et inversement. Les textes de Roland sont rythmés et travaillent ces questions. J’essaie d’emmener les sons de ses mots vers des gestes. Avec ces textes il est assez facile de trouver des gimmicks**, comme on dit en musique.

Je trouve que le rapport entre les acteurs et les danseurs se passe très bien. Moins on sentira la différence entre acteurs et danseurs, entre noirs et blancs, moins on se demandera d’où viennent les histoires qui nous sont racontées, tissées par l’ensemble des textes, des interprètes, des gestes, sons, etc. C’est je crois l’essence du projet entre Li Sangha et Folle Pensée. Anatomies 2008 ne ressemble à aucun spectacle que j’ai déjà fait.

* L’ancien royaume du Kongo s’étendait sur une immense partie de l’Afrique du sud-ouest.
** Un gimmick est une cellule de quelques notes de musique capable de capter l'oreille de l'auditeur.

Propos recueillis par Alexandre Koutchevsky

L’auteur d’Anatomies 2008 a écrit plusieurs textes de présentation pour chacun des interprètes. Chaque texte est un entrelacs d’éléments biographiques réels et fictionnels. Ces « présentations », ces « identités » seront jouées dans le spectacle. Au début des répétitions, Roland Fichet a demandé aux interprètes s’ils souhaitaient lui fournir des éléments biographiques supplémentaires, qui soient éventuellement intégrés dans leur texte de présentation. « J’aime par-dessus tout la confiture de mûre » est la réponse de Damien Gabriac.

J'AIME PAR DESSUS TOUT LA CONFITURE DE MŪRE    

J’ai 22 ans et mon histoire est une histoire de cycle.

À 11 ans j’ai eu un cancer.
Un cancer, oui.
Un petit, posé sur le testicule gauche.
Mon côté gauche a toujours été mon côté d’anormalité. Ma jambe gauche est plus courte, ma narine gauche est bouchée, j’ai le nez cassé. Mon épaule gauche est bloquée et je suis à moitié sourd d’une oreille, celle de gauche bien entendu. J’ai aussi un trou, du côté gauche, dans les cheveux. Je me suis cassé un seul os dans ma vie, et c’est celui le plus à gauche, celui tout au bout de l’auriculaire, de la main gauche. Evidemment, je suis droitier et maladroit et gauche de l’autre côté.
Et à 11 ans, tel un frelon robuste et pataud sur un litchi juteux
une tumeur se dépose sur ma couille de gauche.

Une histoire de cycle.

C’était par un bel après-midi ensoleillé. Pédalant de toutes mes forces pour atteindre la deveze aux six hectares. Le plus grand champ de mes parents. Robert et Bernadette cultivent une exploitation de trente hectares sur la commune de Bozouls, célèbre pour son trou. Donc, je moulinais comme un forcené, dans le but de rejoindre Matthew et Badouine, amis cyclistes, imaginaires amis, qui étaient déjà loin devant. Ils m’avaient semé aux Prades et je ne les apercevais même plus depuis que nous avions passé le Caïre, le pré carré de Bolez, hameau le plus près de Carnus.
Je me retrouvai seul sur la route. En fusion sous le soleil écrasant. Entre déshydratation et évaporation. Me voilà au pied de la plus hors catégorique des côtes, celle qui va de Paume au carrefour de Bertholène, Concourès et Bezonnes.

Un critérium.

Tel un Jan Ullrich, vainqueur du tour cette année là, je restais les fesses collées à la selle. Ne jurant que sur la force de mes cuisses et la rudesse de mon braquet. Quand soudainement, aux deux tiers de l’escalade, je sentis entre la selle et mes couilles, une piqûre. Un éclair foudroyant, stimulant d’abord, insupportable ensuite. Mon cancer se développait. J’ai fini la course en danseuse. Dernier.

Premier cycle.

J’ai de grosses cuisses, je suis petit et je suis bossu. Tout ça, c’est le vélo. Tous ces défauts, c’est le vélo. Mais avec ma bicyclette, j’avais la liberté d’aller ramasser des mûres au bord des chemins de Barriac, Lédénac, Florac, Séverac, Balsac, Gabriac.
Je m’appelle Damien Gabriac, et j’aime par-dessus tout la confiture de mûres.

J’ai joué seul toute mon enfance. J’ai passé ma solitude à envoyer des ballons ou des balles contre les murs de ma maison. Cette merveilleuse loi du rebond m’a très longtemps occupé ; jusqu’à ce que je puisse sortir loin de chez moi avec un vélo, un VTT rouge, cadeau de mes parents. Et je partais avec mes amis imaginaires, on partait pour faire la course. Des centaines de kilomètres. Surtout l’été. Mes amis n’arrivaient même plus à me suivre. Gagner, gagner, gagner, être le meilleur du monde. Tout seul. Une vocation. Toujours plus loin. Plus vite. Jusqu’à plus d’eau dans la gourde. J’ai l’esprit de compétition. Même qu’à vélo, j’allais plus vite que les chiens, j’étais meilleur qu’eux pour garder les troupeaux.

Dans la peau d’un cycliste.

Tous ces muscles sur moi. Mes cuisses, des jambons. Ce désir de conquête. Une carrière m’attendait. Je devais être une star de la piste, le meilleur, le plus beau, avec les tee-shirts jaune, vert et à pois rouges. Tout ça sur les Champs Elysées. Mes adversaires je les humilierai avec hargne et acharnement. Me mesurer à d’autres pour connaître ma valeur d’homme ne me faisait pas peur. De toute façon, j’allais détester perdre avec une telle vigueur, que jamais je n’échouerais. C’était ma décision d’adulte.
Mais je ne pouvais plus poser ma couille sur une selle.
Au lieu de regarder, la tête haute, la cime trouble des sommets ardents, je scrutais mon entre-jambes. Il m’est même apparu que mes cuisses étaient énormes, et mes couilles toutes petites en comparaison.

Cycle par terre.

Deux mois plus tard je commençais le théâtre. Pour la première fois je me fatiguais sur un plateau, pour la première fois je jouais avec des amis en vrai. Tellement vrais les humains sur les plateaux.

Aujourd’hui j’ai quitté la montagne nord-aveyronnaise pour la Bretagne. Pas le même relief. Je n’ai pas de nouvelles de mes amis imaginaires, ils doivent toujours pédaler. Je n’ai pas rencontré Jan Ullrich ou Lance Armstrong (camarade de testicules cancéreux). J’ai rencontré un auteur et un metteur en scène : Roland Fichet et Stanislas Nordey.

Mon cancer du testicule gauche a bloqué ma puberté pendant 6 ans.
J’ai 22 ans.

Damien Gabriac

CHRONIQUE DES RÉPÉTITIONS #2   

Samedi 22 mars, dans le village de Maty, à 40 km de Brazzaville, nous fabriquons un feu pour tenir la nuit entière. La végétation à Maty est abondante et variée, notre feu est constitué de différentes sortes de bois : manguier, avocatier, bouleau, baobab… les morceaux sont de tailles différentes, de la branche au tronc. Dureté, souplesse, écorces, couleurs, odeurs, chaque morceau possède son identité particulière. Une fois l’armature du feu construite, les branchages disposés, reste à craquer l’étincelle, introduire la flamme au cœur de la petite pyramide. Les brindilles s’enflamment en premier, puis les branches, et un peu plus tard, quand la chaleur est assez forte, les troncs commencent à fumer par leurs extrémités. Tout au long de la nuit, le feu grandit, faiblit, produit plus ou moins de fumée, on le réalimente, le vent l’attise, ses bruits changent…

…  /
/ …

COMME UN FEU DE BOIS

La mise en scène que construisent Roland Fichet et Orchy Nzaba fonctionne comme un feu de bois : par accumulation pensée d’éléments disparates destinés à brûler ensemble. Les interprètes sont les flammes. Liste des éléments apportés tout au long des trois premières semaines de répétition : textes d’Anatomies 2008, gammes corporelles, tags sonores (micro-décrochages de la voix, chausse-trappes rythmiques), couleurs (des maquillages, des pigments), objets scénographiques (cabines de bois, trois chaises blanches de tailles différentes, cadres), costumes.

[« Un jean’s acheté en France. Un 501. Un Levi-strauss. Très pèpèlé. »]

La mise en scène d’Anatomies 2008 s’appuie sur une méthode structurale : des éléments disparates sont apportés petit à petit, mis à disposition des interprètes, sans que le metteur en scène ne donne de consignes quant à la manière de les agencer, de les faire jouer ensemble. Au fil du travail, des connexions, des coïncidences signifiantes apparaissent entre une posture et un mot, un déplacement et une couleur. On greffe un costume sur une situation, une phrase corporelle sur une séquence de texte, puis on regarde si la greffe fonctionne.

Il s’agit de penser en termes de recompositions imprévisibles plutôt qu’en termes de prévisions. Il n’y a surtout pas de message à atteindre ou à délivrer, nous parions sur le fait que le sens va surgir dans le jeu des écarts, des contrastes. Les interprètes, par leurs figures et mouvements dansés, essaient de ne jamais illustrer le texte, mais de jouer les rapports, les rythmes, induits par ce dernier.

SURPRIS PAR UN HABIT

Dans cette mise en scène qui fonctionne comme un feu de bois, procédant par associations d’éléments disparates, creusements du sens, juxtapositions poétiques, nous sommes amenés à reformuler, par exemple, la question des costumes : « on ne s’habille pas » mais un vêtement vous tombe dessus, on s’empare d’un vêtement, on est surpris par un vêtement, quelqu’un peut vous habiller sans crier gare. De même, pour ce qui concerne les pigments et maquillages, « on ne se maquille pas », on attrape une couleur, on est surpris, effleuré par une couleur.

Alexandre Koutchevsky

CE QUI NOURRIT    

Au fil du travail, Roland Fichet nourrit les acteurs/danseurs de nombreuses phrases, références, réflexions. En voici quelques unes saisies parmi ces premières semaines de répétition.

Dans Petite anatomie de l’image de Hans Bellmer : « Il s’agit d’une jeune fille, âgée de 14 ans, d’un physique gracieux, qui avait grandi brusquement de 15 cm au moment de la puberté et dont les premières règles s’accompagnèrent de symptômes hystériques. Au bout de deux mois vinrent des accès de convulsions et d’hyperesthésie, qui lui faisaient prendre pour une barre de fer un fil mis sur sa main. Le mois suivant, après des accès somnambuliques et de divers changements dans le caractère, elle perdit la vision par les yeux en même temps qu’elle acquérait la faculté de voir par l’extrémité du nez et le lobe de l’oreille gauche, tout en conservant la même acuité visuelle. Même transposition de l’odorat qui, plus tard, se déplaça au talon… » (p. 14). Commentaires de Roland Fichet : Le corps est un mystère. Il a des puissances. On est très loin d’avoir fini d’explorer le corps humain. Que peut un corps ? demande Spinoza. Ce qu’on prouve constitue un savoir, mais ce qu’on éprouve en constitue un autre.

Nous regardons tous ensemble un documentaire sur VSPRS d’Alain Platel. Les acteurs/danseurs de ce spectacle ont travaillé à partir des attitudes, réactions corporelles d’hystériques, d’autistes, de malades mentaux. Le résultat est saisissant : les corps sur le plateau sont convulsés, pris de spasmes, jusqu’à une masturbation finale frénétique (sur un magnificat de Monteverdi).

[« Ça ne rate jamais ; un : tu es moche ; ya mibalé : tu es très moche ; ya misato : tu es vraiment très moche ; ya miné : tu es de toutes la plus moche. »]

Cherchant à guider les acteurs/danseurs vers des états de corps particuliers, Roland Fichet leur demande : Que se passe-t-il quand on ferme la porte de sa chambre ? comment le corps se comporte-t-il alors ? Essayez de trouver l’état de votre corps quand vous avez refermé la porte de la chambre.

Une phrase Dans le livre d’Hans Bellmer que Roland Fichet a apporté à Brazzaville, quelques lignes surlignées en orange, semblent indiquer tout l’enjeu du travail qui nous attend : « Le corps est comparable à une phrase qui vous inviterait à la désarticuler, pour que se recomposent, à travers une série d’anagrammes sans fin, ses contenus véritables. » (Hans Bellmer, Petite anatomie de l’image, Allia, 2005, p. 45.)

LETTRES DE BRAZZAVILLE   

Lettre n°2, adressée à Frédéric Fisbach et Robert Cantarella,
metteurs en scène, codirecteurs du 104, Paris.


Samedi 15 mars 2008

Cher Frédéric, cher Robert,

Avec les acteurs et les danseurs je viens de manger du poisson dans un restaurant rudimentaire de Bacongo, un quartier populaire de Brazzaville. Le nom de ce restaurant : Chez les idiots. Ce qui me réjouit. Après la répétition du matin (8h30 – 13h), à la question rituelle « Où allons-nous manger ? », quelqu’un répond toujours « Chez les biks » (idiots). L’idiotie : notion intéressante à explorer ! Un bon appui pour les interprètes. Première boussole : deux phrases d’un de nos philosophes favoris. 1. L’idiot ne sait rien mais il comprend tout. 2. Le philosophe est idiot mais il juge bien. Exploration proposée : l’interprète ne sait rien mais il comprend tout. Il est idiot mais il traduit bien. Ça choque dans un premier temps mais sur le plateau ça ouvre les corps. Et justement le corps…

La veille de mon départ, j’ai promis à Frédéric de vous donner des nouvelles d’Anatomies 2008 Brazzaville-Saint-Brieuc. Voici donc, après deux semaines à Brazza, quelques échos des répétitions. Vous savez que je ne suis pas venu ici sur un coup de tête. Plusieurs pages du livre qui pourrait avoir pour titre La demeure et l’étranger ont déjà été écrites lors de précédents séjours en Afrique. À Buea au Cameroun en 2004 par exemple. Grand moment de théâtre partagé avec toi Frédéric et l’équipe polyphonique d’Animal. Je m’inscris dans cet élan. Nous avons toujours, vous et moi, prêté une grande attention aux conditions d’exercice du théâtre. Comment s’y prendre de la bonne façon ? Question apparemment banale. Dans la réalité d’un geste de mise en scène/mise en danse la réponse à cette question n’est pourtant pas si simple. Cette « bonne façon » suppose pour moi, comme elle l’a supposé pour vous dans vos réalisations théâtrales passées, de se déplacer, de prendre des chemins où rôdent du mystère, de l’inconnu, et, espérons-le, de la puissance.

Du coup, je me retrouve ici, à Brazzaville, au Congo, pendant sept semaines avec dans les mains un texte construit comme un quartier de Brazzaville, comme un paysage éclaté, paradoxal, en perpétuel mouvement, à travers lequel on peut entrevoir d’autres paysages.

Roland Fichet

Dimanche 16 mars

Bonjour Fred et Robert. Je reprends le cours de ma lettre.

La première pièce d’Anatomies 2008 a pour titre : Ça le corps. Elle est conçue comme un emboîtement d’organes, de membres, d’identités qui se présentent. Ces présentations sont adressées et elles mettent en jeu du regard. Nous les avons lues comme des petites machines textuelles, attentifs à leurs articulations, aux variations de rythmes et d’intensité. Puis, nous les avons mises de côté.

…  /

[+] cliquez ici pour lire la suite de cette lettre sur rolandfichet.com...

L'ANCÊTRE DANS LA GORGE    
J’ai un ancêtre coincé dans la gorge. Coincé-coincé.
Pas par hasard que je suis là. Pour ça précisément. Pour dire ça. Je suis là pour dire « j’ai un ancêtre coincé dans la gorge », pour le révéler publiquement. On s’étonne de mon timbre de voix, du rythme heurté de mon débit. On s’étonne, on s’étonne, moi ça ne m’étonne pas.

Pour sortir de ma bouche, ma voix doit traverser cet ancêtre coincé dans ma gorge, vous imaginez l’effort, l’effort animal qu’elle doit produire ma voix. Je respire avec ruse. Pour me maintenir en vie, pour que l’air continue de circuler dans ma trachée-artère, je respire avec méthode et ruse. Je suis calme. Je reste calme. Je crains l’asphyxie.
Cet ancêtre coincé-coincé dans ma gorge à tout moment peut me couper le souffle, m’étouffer, m’asphyxier. Régulièrement il m’asphyxie, cet ancêtre, il m’asphyxie pendant un bref moment pour que je ne l’oublie pas. Je m’évanouis illico. Pouf, pendant un bref moment je m’évanouis.
Les ancêtres ne nous veulent pas que du bien. Certains élisent domicile dans votre corps ; pour les chasser, bonjour, faut s’accrocher. Coriaces, les chameaux.
Ces ancêtres squattent le corps de leurs descendants. Ils s’y installent comme chez eux, ne demandent l’avis de personne, s’y installent. – Salut l’ami, pourquoi tu marches de cette façon ? Ah, c’est un ancêtre qui t’entrave … Ok, je comprends –
Inutile d’en parler me dit ma mère. Dangereux même. Les ancêtres squatteurs moins on en parle mieux on se porte. Motus et bouche cousue. Quand même elle me lâche quelques confidences : moi aussi, j’en ai un, d’ancêtre, tapi dans un coin de mon anatomie. Je le ménage et Dieu sait pourtant qu’il m’a fait du tort.
Il loge où, maman, ton ancêtre squatteur ? Dans un endroit que je préfère ne pas nommer, me répond-t-elle en fronçant les sourcils. Je me frotte la gorge, pris d’une angoisse irrépressible. Je murmure à mon ancêtre : pars, pars, je t’en prie, sors de ce corps.
Pour que je me sente moins seule ma mère me dresse toute une liste de voisins et de voisines : eux aussi hébergent dans leur corps des ancêtres squatteurs : Joseph D dans le genou gauche, Janine R dans l’épaule droite, Christian K dans la hanche, Bernard P dans les reins …
Motus et bouche cousue, moins on en parle mieux on se porte, là-dessus on est tous d’accord. Ne pas les énerver, les ancêtres, voilà le mot d’ordre. En Afrique, ils sont nombreux, plus nombreux que partout ailleurs dans le monde. Résultat, ils squattent les vivants. Fiche la paix à ton ancêtre, c’est le conseil que je te donne. Un ancêtre de mauvais poil peut te bouziller la vie.
Motus et bouche cousue … moins on en parle mieux on se porte … Je ne suis pas d’accord, maman. Sigmund Freud a prouvé le contraire : plus on en parle mieux on se porte. Tous ces ancêtres jubilent d’avoir trouvé des corps d’accueil muets, des corps d’accueil qu’ils occupent en toute impunité, qu’ils terrorisent. Ils tablent sur notre silence. Moi, je vais le crier sur les toits que j’ai un ancêtre coincé dans la gorge : J’AI UN ANCÊTRE COINCÉ DANS LA GORGE.
Tais-toi, malheureuse.
Ils ne vont quand même pas nous occuper ad vitam eternam ? Qu’est-ce qu’ils attendent ces ancêtres planqués dans nos corps ? Qu’est-ce que tu attends planqué dans ma gorge ?
La guerre, ma fille, la guerre.
La guerre ?
Tu ne l’entends pas, ma fille, ton ancêtre enchâssé dans ta gorge, tu ne l’entends pas ? Ecoute-le bien : écoute sa voix en toi :
Massacre-les. Massacre-les. Massacre-les. Ils ne sont pas des nôtres, massacre-les, massacre tous ceux qui ne sont pas des nôtres.
C’est le secret ?
Oui.
C’est ce qu’il ne faut pas révéler ?
Oui, c’est ce qu’il ne faut pas révéler : l’inextinguible pulsion de vengeance de nos ancêtres.
NOS ANCÊTRES SONT DES MONSTRES
NOS ANCÊTRES VEULENT LA GUERRE
NOS ANCÊTRES VEULENT NOTRE MORT
Quand sera venu le jour de ma mort, quelqu’un peut-être se souviendra, quelqu’un se lèvera et dira :
Elle a clamé haut et fort cette vérité : tous nous avons des ancêtres dans le corps et ces ancêtres nous poussent à faire la guerre.
Ça m’étonnerait, que quelqu’un se dresse et dise ça oui ça m’étonnerait.
J’aimerais bien.

(Roland Fichet, Anatomies 2008 – Ça mon corps)

[+] cliquez ici pour lire ce texte sur le site de l'auteur, rolandfichet.com…

© Théâtre de Folle Pensée, compagnie conventionnée
4 rue Jouallan / BP 4315 / 22043 Saint-Brieuc cedex 2
02 96 33 62 41 – www.follepensee.com
Contact : Patrice Rabine, administrateur

Graphisme > Vincent Menu / lejardingraphique.com

– – – – –
NEWSLETTER #1
– – – – –
NEWSLETTER #2
– – – – –
NEWSLETTER #3
– – – – –
NEWSLETTER #4
– – – – –
NEWSLETTER #5
– – – – –
NEWSLETTER #6
– – – – –
NEWSLETTER #7
– – – – –
NEWSLETTER #8
– – – – –
NEWSLETTER #9
– – – – –
NEWSLETTER #10
– – – – –
NEWSLETTER #11
– – – – –
NEWSLETTER #12
– – – – –
NEWSLETTER #13
– – – – –
NEWSLETTER #14
– – – – –
NEWSLETTER #15