Newsletter Anatomies
 
   
#7 NEWSLETTER  11 JUIN 2008
« Anatomies 2008 / Brazzaville – St-Brieuc » est un spectacle du Théâtre de Folle Pensée, compagnie conventionnée, St-Brieuc, écrit et mis en scène par Roland Fichet en collaboration avec le chorégraphe Orchy Nzaba, compagnie Li-Sangha, Brazzaville.

// BRAZZACUT #7 // CE QUI M'ARRÊTE #7 // ÉLÉMENTS POUR UNE MISE EN SCÈNE IMPRÉVISIBLE // ENTRETIEN AVEC CHANEL BOUNGOUANDZA BIBENE // LETTRE À MA VOISINE // PIEDS //

SEPT SUR DIX

Septième livraison de la Newsletter Anatomies 2008. La création française du spectacle Anatomies 2008 / Brazzaville - Saint-Brieuc vient d'avoir lieu, les 27, 28 et 29 mai, à La Passerelle, Scène Nationale de Saint-Brieuc. Et aussitôt après, nouveau départ en Afrique, au Tchad cette fois, où le Centre Culturel Français de N'Djamena accueille les répétitions (du 12 au 27 juin 2008) et la création (à partir du 28 juin) de trois segments intitulés Anatomies 2008 / N'Djamena - Saint-Brieuc. Nous en reparlerons dans le prochain numéro de la Newsletter.

cliquer ici pour consulter « Brazzacut », anatomie poétique de Brazzaville en dix livraisons, sur le serveur du Théâtre de Folle Pensée.

 CUT #7 – BRAZZAVILLE 
 « nos ancêtres veulent la guerre nos ancêtres veulent notre mort. » (Anatomies
 2008 / Ça mon corps / L'ancêtre dans la gorge
)

CE QUI M'ARRÊTE #7   

Ce dimanche dans le minibus de location, Princia la congolaise, seule femme parmi les danseurs de Li-Sangha, monte à l’avant aux côtés de la conductrice française, Gabrielle. Un des danseurs intervient : Princia tu ne peux pas aller devant. Étonnement des Français, explication. Au Congo, deux femmes ne peuvent pas s’asseoir en même temps à l’avant d’un véhicule. Raison invoquée : en cas d’accident il vaut mieux qu’un homme meure plutôt qu’une femme. Les femmes sont plus utiles que les hommes pour la reproduction, il faut les protéger. Raison annexe avancée par Aucarré : les policiers congolais ont beaucoup d’imagination pour inventer des infractions permettant de compléter leur salaire.

Alexandre Koutchevsky

© Christian Berthelot

ÉLÉMENTS POUR UNE MISE EN SCÈNE IMPRÉVISIBLE  

Les représentations de Saint-Brieuc viennent d’avoir lieu. Voici quelques notes qui racontent à leur manière mon voyage. Notes écrites avant, pendant et après les répétitions.

1 – Des textes noués sous le titre : ça, mon corps.

2 – Un agencement provisoire de textes.

3 – Aux côtés du metteur en scène et de son assistant un chorégraphe (africain).

4 – Interprètes : des acteurs(trices) et des danseurs(euses). Des africains et des français.

5 – Du théâtre articulé avec de la danse. De la parole articulée avec du corps. Des partitions chorégraphiques construites comme des phrases. Des partitions textuelles construites comme des chorégraphies.

6 – Lignes d’explorations : les frontières du corps, les franchissements : n’être pas touché/être touché.

7 – Parcours textuel : de « Personne ne me touche… » à « Mon nom est… ».

8 – Points de passage : Personne ne me touche. Je ne suis pas touché. Touche-moi. Ne me touche pas. Qui m’habite ? Avec qui j’habite ? Avec qui suis-je dans cette salle ? Quel est mon nom ?

9 – Des états de corps et des états de langue qui se cherchent du côté de la résonance plutôt que du côté de la traduction.

10 – Des formes scénographiques simples : 3 structures parallélépipédiques : juste l’ossature, juste des seuils, pas de clôture, pas de façades, pas de portes.

11 – Dix cadres de taille variée recouverts de différentes matières : tissu, toile, papier.

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© Christian Berthelot
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12 – Les cadres, les voiles, les vêtements masquent les visages, masquent les anatomies, les cachent.

13 – Les cadres, les voiles, les vêtements désignent des visages, des morceaux de corps, les dévoilent, les révèlent, les découpent, les exposent.

14 – Résonances. Des segments de corps, des segments de textes qui résonnent ensemble. Qu’est-ce qui résonne ? Du secret. Ce secret remue du côté du toucher/pas toucher, de l’amour, de la haine.

15 – Ondes. Les ondes de la danse. Jeter un mot comme on jette un petit caillou dans un étang. Immédiatement des figures, des vibrations, des ondes qui ne commentent rien, qui réagissent.

16 – Un texte tatoué. Un texte secoué par de petites transgressions de langue. Un texte qui se veut clair et qui divague au sein même de ses figures. Par là se glisse de l’insensé, de l’aveu, des évènements de corps. Ça surgit à l’improviste au cœur d’une phrase, au cœur d’un mouvement.

17 – Des moments où ça décharge. Le corps se décharge brusquement. Des décharges qui manifestent des forces, qui explosent les grilles de lecture, les cadres, dont on reçoit d’abord l’énergie. Des transes irréductibles à tout message. Du sens qui fulgure.

18 –Toucher/ne pas toucher. Le point d’exploration majeur. La zone d’apparition du sens de ce voyage. C’est là que ça joue, c’est là que ça se joue. Exploration de ce lieu brûlant où ça touche aussi vite que ça se retire. Rêve : le corps intime surgit par la grâce du geste inouï, de la touche possible/impossible et avoue sa jointure avec le divin et le diabolique (Bataille).
Frémir le long de la ligne. Bondir d’un côté et de l’autre de la frontière.

19 – Le rapport. Un petit groupe de personnes d’Afrique et de France qui tentent des rapports (qui tentent de vivre ensemble ?) : rapports refusés, rapports contrariés, rapports accueillis. Une communauté en cours de constitution : de l’érémitisme au cénobitisme.
Un des récits du spectacle : la constitution de cette communauté sur le plateau : respiration partagée, échanges de paroles, demandes adressées, échanges de gestes, partage de la nourriture (le repas de fruits, le marché), évocation des ancêtres, transes collectives, aveux d’identités.
Les pas sur le plateau : les franchissements. Les traversées. Les rythmes individuels. Les rythmes communs.
Premier événement du corps : respirer ensemble.

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© Christian Berthelot
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20 – Le secret. La présence des corps et la présence du secret des corps. Les voies par où s’exprime le secret : le souffle, le son, les reprises, les bégaiements, les déplacements… « C’est inavouable mais je veux le dire ».

21 – La distance des corps.
La distance que je supporte. La distance que j’impose. La distance que je désire abolir. Les distances que je prends. L’intensité des vibrations déclenchées par la proximité du corps de l’autre.

22 – L’affolement.
« Si le corps de l’autre ne me trouble pas ou si je ne peux jamais toucher l’autre, à quoi bon vivre ? » « Passons notre vie à être affolés par l’un ou l’autre. » (Roland Barthes. Comment vivre ensemble.)

23 – L’inertie. Le réflexe d’immobilité. L’animal homme. L’animal femme.

24 – Intérieur. Je te jette à la figure, je te murmure, je te confie des fragments de mon monologue intérieur.

25 – L’autre côté du corps. Le frôlement de la mort. La sœur de Lazare. La sœur de celui qui sort du tombeau couvert de bandelettes, s’en défait, les traverse, s’extirpe de ce qui matérialise sa mort. La sœur de Lazare est ce personnage qui pendant toute la représentation se tient de l’autre côté, tente de traverser, de transpercer (le réel), y parvient. Effraction brutale. Ponctuation. Surgissement d’un visage qui vient de l’au-delà. Résurrection.

26 – Le visage à visage. Le vis à vis.
Le voilement et le dévoilement du visage. L’intensité du visage de l’autre. Comment ça bouge dans le visage : ombre et lumière. Comment ça passe d’un visage à l’autre.
Le regard. La circulation du regard, des regards.
Ça va ?
Le visage rayonne ? Est-ce que le corps aussi rayonne ? Où vont ces rayons ? par où passent-ils ?
« La proximité, l’immédiateté, c’est jouir et souffrir par l’autre. Mais je ne peux jouir et souffrir par l’autre que parce que je-jouis-pour-l’autre, parce que je suis signification-parce que le contact de la peau est encore la proximité du visage, responsabilité, obsession de l’autre, être-l’un-pour-l’autre : naissance même de la signification au-delà de l’être. » Emmanuel Lévinas

27 – Voir un corps.

28 – Voir un visage.

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© Christian Berthelot
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29 – Bandes. Première activité : Coller des bandes de papier sur des cadres. Sur ces bandes de papier il reste des traces d’écriture. Jouer avec ces surfaces, avec ce papier tendu, éprouver sa résistance, le crever.
(Début mars, je me présente devant les danseurs et les acteurs à Brazzaville. J’ai dans les mains des textes de taille variée dont la disposition est aléatoire. Voici les bandes de mots avec lesquels vos corps vont tenter d’entrer en résonance.)
Intuition : Faire circuler le texte sous forme de bandes tout au long du spectacle. Des bandes parallèles, des bandes qui se croisent, des bandes disposées côte à côte, superposées, croisées, décalées, agencées.

30 – Faille. La faille qui au fur et à mesure du spectacle s’agrandit. La figure du fantôme. La figure de la mort.

31 – Consistance. Comment tout cela se met à consister. Les corps et les mots tissent peu à peu une communauté fragile, provisoire, tenue par des bouts de biographie. Cet élan d’hospitalité s’étend à la salle. Un récit s’est tissé, un récit qui avoue ses déchirures, ses fragments disparus.

32 – Vérité. « Il faut bien dire les choses – il n’y a que ça de vrai. » Jacques Lacan-Le sinthome (Joyce).

33 – L’art de l’assez. Tentative : lacer des bouts de corps, des organes, des bouts de texte, des fragments de biographies mais bien sûr il ne faut pas en faire trop. Il faut se retenir sur la pente du laçage, du lissage, ne pas effacer les sutures, continuer de trouer.
Ne pas trop lacer au risque d’asphyxier, au risque de lasser. Ce qui lace c’est le secret qui passe et repasse en contrebande.

34 – Un moment de création y compris pendant la représentation.

Roland Fichet

Chanel Boungouandza Bibene
© Christian Berthelot

ENTRETIEN AVEC CHANEL BOUNGOUANDZA BIBENE    

Sur la terrasse du gîte de Pordic, un matin. Il fait beau, le ciel est traversé de Rafales et Super-Étendards en vol basse hauteur. Par moments Byb doit s’interrompre, on ne l’entend plus.

ANATOMIE D'UN NOM

Je m’appelle Chanel Boungouandza Bibene. Boungouandza c’est le nom de mon grand-père et Bibene celui de mon arrière-grand-père. Chanel est un prénom que je n’aime pas trop, seuls les gens de ma famille m’appellent ainsi. Chanel c’est un prénom plutôt féminin, j’ai grandi avec un prénom de fille qui ne me plaît pas beaucoup. Ce prénom m’a été donné par mon père. Mon père est un intellectuel, un ingénieur, qui aime la Sape*. Mon prénom doit avoir un rapport avec Coco Chanel. Quand on rendait les notes à l’école on m’appelait Bibene. Ce sont les copains qui m’ont surnommé « Bib ». Plus tard j’ai transformé l’orthographe, le « y » me plaisait plus que le « i » (Bib), qui me faisait trop penser au biberon. Et puis « bib » en anglais c’est un bavoir.

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© Christian Berthelot
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DE COMÉDIEN À CHANTEUR

J’ai commencé par m’intéresser au théâtre. Je suis allé un jour voir jouer un ami et c’est comme ça que j’ai mis le pied dans le théâtre. Les gens qui me connaissaient étaient étonnés car je suis né timide. Je lisais énormément avant de faire du théâtre, depuis tout jeune. Quand je lis je traverse des mondes, mais quand je fais du théâtre je vis ces mondes. Nous avons joué et tourné plusieurs pièces avec la compagnie Saka-saka, dirigée par Jean-Jules Koukou. Je cherchais à vivre d’autres mondes, ce que l’école ne m’apportait pas du tout, même si j’ai fait de bonnes études. J’ai une licence en sciences économiques mais je me suis arrêté au moment de rédiger mon mémoire de maîtrise. Je n’avais plus le temps de concilier le théâtre et mes études, et puis ce que racontaient les professeurs ne m’intéressait plus, me dégoûtait même. Il m’a semblé que le sens de ma vie était dans l’art.

Un peu après le théâtre, j’ai découvert la danse contemporaine à Pointe-Noire à cause de la guerre. En 1997, il y a eu la guerre à Brazzaville, je suis alors parti à Dolisie** où j’ai continué mes études, puis la guerre nous a rattrappés et je suis parti à Pointe-Noire. Dans cette ville il n’y a pas eu la guerre parce que c’est un endroit de business, de commerce du pétrole, c’est la capitale économique. Comme pour le théâtre, c’est en regardant un spectacle que je me suis dit que j’aimerais danser. Mais à vrai dire, tout petit je dansais déjà. Avec mes frères on organisait des compétitions de smurf, j’étais très fort, puis je n’ai plus dansé pendant plusieurs années mais mon corps avait gardé cette empreinte. Je combats tout quand je danse : le stress, le malheur, et même la maladie.

Quand je suis rentré à Brazzaville après la guerre, je me suis mis à chercher des groupes qui faisaient de la danse contemporaine, car celui que j’avais vu à Pointe-Noire était parti en France. C’est au centre culturel Sony Labou Tansi que j’ai découvert le groupe d’Orchy, Sthyk et de la Vallée***, dont certains membres fonderont plus tard la compagnie Li-Sangha. Orchy m’a invité à venir danser avec eux chaque samedi, puis, avec Christian Burgué, le directeur du CCF à l’époque, ils ont créé les ateliers de recherche chorégraphique. Nous avons alors fait beaucoup de stages, de formations. C’est grâce à tout cela que je suis devenu danseur en quelques années.

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ANATOMIES

Quand j’ai rencontré Roland Fichet lors d’un atelier au CCF, je me suis dit : qui est ce type qui a tant de plaisir à lire ses propres textes ? J’avais l’impression qu’il suçait un bonbon quand il lisait ses textes. Il prenait un tel goût à lire qu’il m’a transmis son plaisir. Nous avons alors travaillé sur ses Micropièces, en particulier sur les « D’où ? ». Pour moi qui avait déjà une pratique de théâtre, c’était incroyable de voir lire les danseurs. La démarche d’association théâtre/danse était déjà en route. Le mot « anatomie » est arrivé en 2007, mais le travail qu’on faisait avec Roland nous avait déjà fait traverser le corps, notamment pas le biais du ça, du moi et du surmoi. Le travail avec les cadres, les fruits et la peinture avait également commencé durant ces ateliers. Comment une partie du corps apparaît dans un cadre ? C’est un peu comme une naissance, la naissance d’un bras, d’un morceau de jambe. Dans les répétitions d’Anatomies 2008, j’ai connu la sécheresse. Un jour à Brazza je n’avais aucune idée, je suis resté toute la journée au CCF à chercher une proposition à présenter pour le soir, mais je n’ai pas trouvé.

Avoir fait du théâtre m’a parfois handicapé parce que j’ai dû apprendre à pratiquer un autre style de jeu et de diction. J’avais des tics qui remontaient et qui ne correspondaient pas au style de théâtre que souhaitait Roland, qui s’appuie notamment sur des gammes sonores et gestuelles qui préexistent au texte. Ça n’a pas été facile pour moi de faire Le détail qui tue. J’ai à la fois aimé et détesté ce texte. Aimé dans le sens où ça me faisait travailler une autre façon de dire le texte, et détesté parce que j’ai dû le reprendre de très nombreuses fois, Roland a coupé des morceaux et m’a poussé à retravailler de nombreux moments. Quand je trouvais de la joie à dire ce texte c’était toujours en dehors de ce que souhaitait l’auteur ! C’est la discipline du travail. C’est un texte qui m’a fait douter en me renvoyant à la timidité de mon enfance. La ligne de Roland c’est de prendre le contre-pied de ce qui est dit, moi je tombais trop dans l’illustration. Ma grande difficulté dans ce travail a été de me mettre dans la ligne de l’auteur. On a voulu beaucoup creuser, ici, à Saint-Brieuc. Je suis content de ce travail et j’ai la sensation qu’il n’est pas fini, que c’est une étape. Je me sens bien dans ce spectacle, avec les amis. Être tous ensemble tout le temps sur le plateau participe beaucoup de ce sentiment. Pour moi dans ce spectacle tous les moments sont forts : les respirations du début, les premières phrases, le plaisir de la manipulation des cadres, des vêtements… il y a une plasticité qui me plaît beaucoup. Je pense en particulier au moment où nous nous servons des cadres en lycra comme de chapeaux asiatiques, nous marchons en rythme avec le texte dit par Sthyk.

Certains morceaux me renvoient au silence, au calme, à la position statique. Mais cette immobilité est très vivante, pleine d’énergie. Dire un texte debout dans une certaine posture est un moment très fort pour moi, d’autant plus qu’il y a tout un livre dans cinq ou dix phrases d’Anatomies. Je ressens également une grande liberté à jouer avec les fruits, les objets, et puis aussi dans toute la séquence des gestes, qui s’est ouverte et assouplie depuis que nous sommes en représentation. Dans la dernière danse des tremblements c’est comme si nous essayions de remuer la terre, de la bouger avec nous. Ce n’est pas vraiment une transe mais une vibration intérieure. Cette vibration se déplace progressivement dans l’espace de la scène, les cadres au mur se mettent à bouger eux aussi. Les biographies finales me touchent beaucoup, elles nous mettent dans une relation très simple aux spectateurs, j’y prends beaucoup de plaisir.

* La Sape désigne le fait de s’habiller de manière très élégante et assez voyante. Au Congo il existe même des traîtés de sapologie.
** Troisième grande ville du Congo après Brazzaville et Pointe-Noire.
*** Orchy Nzaba et De la Vallée sont chorégraphes. Sthyk est danseur.

Propos recueillis par Alexandre Koutchevsky

© Christian Berthelot

LETTRES DE SAINT-BRIEUC   

Lettre n°6, adressée à ma voisine.

Chère Voisine,

Tu as vu le spectacle Anatomies 2008 au Théâtre. La façon dont tu m’en as parlé m’a touché. Mais comment répondre à tes questions ? De ces trois mois de répétitions et de représentations à Brazzaville et à Saint-Brieuc j’émerge un peu sonné.

Je suis entré dans cette aventure aimanté par l’inconnu. L’inconnu m’attire. Par où suis-je passé ? Par où ? Pourquoi précisément être passé par l’Afrique ? Bon, oui, vient peut-être maintenant le moment de l’examen du trajet, de son analyse. Mais je suis dans un drôle d’état. D’abord c’est ce que j’éprouve : je suis dans un drôle d’état.

Est-ce qu’il est possible de dire sur scène du jamais dit, de faire voir du jamais vu, de faire entendre du jamais entendu ? Je ne sais pas. Est-ce raisonnable de se donner un tel objectif ? Non, ce n’est pas raisonnable. J’ai compris que non seulement ce n’est pas raisonnable mais surtout ce n’est pas la bonne façon d’appréhender le monstre, la bonne façon d’être avec les interprètes sur le plateau.

Quand m’est venue la phrase : comment faire de la comédie avec ça ? ou plus précisément : comment faire de la comédie avec le ça ? je me suis senti plus proche de la légèreté que je cherche, dont j’ai besoin pour décoller. Décoller ? Oui, décoller. En rentrant de Brazzaville, juste avant les répétitions de Saint-Brieuc, du 23 avril au 3 mai, je me suis lancé dans l’écriture d’une série de textes brefs en m’appuyant sur cette question/sensation.

Je ne suis pas un homme tranquille. Ça, je le sais. Ce qui vient frapper à ma porte, me gratter la peau quand je commence à écrire (et à mettre en scène) n’est pas très apaisant. Ça me tourne autour. Ça me regarde. Ça m’effraie. Ce qui vient frapper à ma vitre (l’exploser) c’est quelque chose qui me fixe dans l’ombre. Comment faire de la comédie avec ça ?

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© Christian Berthelot
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Tu crois que je suis allé en Afrique pour le dépaysement, pour le halo d’étrangeté que des pays tels que le Congo ou le Tchad peuvent apporter à mes mots ou à mes gestes ? Pas du tout. Je suis allé en Afrique parce que j’étais déchiré, éprouvé par la rudesse de la tâche. Je ne vis pas ma vie d’auteur dramatique, d’homme de théâtre, comme un artisanat paisible, comme un tissage de mots et de phrases régulier et méthodique, pas du tout, je la vis comme une série de sauts. Il faudrait décrire ces sauts, si acrobatiques parfois. Je suis sans cesse secoué par de nouvelles perturbations qui me mettent sens dessus dessous.

Ce qui me fait tenir ? Ce qui nourrit mon engagement opiniâtre dans ce travail où il faut être à la fois chimiste et saint (dixit Charles B.) ? L’épaisseur matérielle du secret. Voilà. C’est la seule réponse que je peux avancer aujourd’hui. On peut, dans un livre, sur une scène, le toucher du doigt, du mot, du geste ce secret. On peut le prendre en main, le pétrir, le caresser, lui donner une forme à ce secret qui est le mien, mais qui n’est pas seulement le mien. Ce secret, à un certain niveau de densité (surface et profondeur), est partagé par tous les êtres vivants. On peut l’entendre vibrer, on peut l’entendre chanter, on peut l’entendre pleurer, on peut entendre tel ou tel corps le murmurer… sans jamais en dévoiler toute la subtile combinaison, l’insaisissable chimie.

Pendant tout ce voyage des Anatomies Brazza-Saint-Brieuc cette quête du secret a été ma boussole. Voilà ce vers quoi je tends devant ma page et sur le plateau : être disponible pour le secret. Être disponible à ses manifestations, à ce qui de lui résonne dans les mots, dans les voix, dans les gestes, dans les mouvements, dans les rapports.

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© Christian Berthelot
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Je suis allé en Afrique pour approfondir un état auquel je ne parviens que difficilement, que je dois faire advenir pour que de la vie passe dans ce que je suscite sur le plateau, pour que de la vie passe entre la scène et la salle : l’état de disponibilité. Oui, l’état de disponibilité. Cette disponibilité ouvre la voie à la grâce, à l’état de grâce. J’appelle état de grâce une qualité de présence qui fait résonner ce qui se prononce, ce qui se joue, qui fait résonner du sens au-delà de ce qui est dit, montré, exposé. Quand des interprètes atteignent l’état de grâce des miracles peuvent avoir lieu. Quels miracles ? Tu veux que je te nomme un miracle ? Un miracle que le théâtre peut faire ? Le goût de la vie. Tu peux, au théâtre, ressentir physiquement le goût de la vie. Un acteur peut te servir un mot sur un plateau et tu sens couler dans ta gorge le goût de la vie. Un autre ? Tu peux, au théâtre, sentir passer un souffle, un souffle sur ta peau, sur ton visage, un souffle qui te libère.

En Afrique, oui. Je devinais qu’en Afrique il me faudrait lâcher beaucoup. Je pressentais qu’une bonne part du fardeau antique qui m’encombre ici tomberait, s’évanouirait dès que j’aurais mis le pied sur ce continent. C’est ce qui s’est passé. Mais ce n’était qu’un premier pas, un premier allègement.

À Brazzaville, en mars et avril, j’arrivais sur le lieu des répétitions à 8h30. Betty et Papythio préparaient un petit déjeuner copieux : viande, sardines, avocats, pain, café, thé, jus de fruits. Les acteurs et les danseurs entraient dans le jardin les uns après les autres, s’asseyaient, mangeaient, se taisaient, évoquaient la vie à Brazzaville. Nous ne commencions les répétitions à proprement parler que vers 10h30. Le temps s’écoulait. Ça s’écoulait. J’apprenais à me nourrir de la présence de chacune de ces personnes, de chacune de ces femmes, de chacun de ces hommes. Je bricolais tous les matins des pistes pour le travail mais je sentais chaque jour davantage à quel point ce ne pouvait être qu’un appui.

Ce que le chorégraphe, les danseurs, les acteurs congolais et français me murmuraient à leur insu, je le traduirais aujourd’hui ainsi : « Pas de préméditation, prépare si tu veux mais ne prémédite pas, laisse de la place pour l’imprévisible, saisis-le quand il passe, profite de ce qui surgit, ne multiplie pas les signes, écoute-nous, écoute notre corps, laisse-nous le temps de donner toute sa limpidité au secret que nous tentons de partager dans ce spectacle. »

Chère voisine, je suis en France, à Saint-Brieuc, je regarde des corneilles sautiller dans le marronnier de l’autre côté de la rue. Ça me calme aussi, cet arbre, ces oiseaux. Vers quels paysages intérieurs me guident ces artistes africains, avec qui je travaille depuis sept ans ? Ces derniers temps ils ont redonné de la substance à un mot trop employé : nomade. L’attitude nomade ? Mobilité, légèreté, disponibilité.

À bientôt, dans la rue.

Roland
10 juin 2008

© Christian Berthelot

PIEDS   
Mes pieds, touche mes pieds, touche, mes pieds n’ont pas – tu entends ? – n’ont pas – tu entends ? – n’ont pas fait l’amour.
ils sont froids.
Pas frigorifiés, faut pas exagérer, mais froids, bêtement froids.
Je lui dis : touche tu vas voir, ils sont froids.
Les autres parties de mon corps ont fait l’amour avec toi
mais pas mes pieds.
Elle me dit : Et alors ?
Et alors ?
Et alors ça ne va pas, parce que justement mes pieds c’est la partie de mon corps la plus sensible
et toi tu l’ignores.
Si mes pieds n’ont pas fait l’amour c’est raté
c’est un échec
j’ai fait l’amour avec toi mais au bout du compte : échec.
Mes pieds sont formels : échec.
Et ton estomac ?
Quoi mon estomac ?
Et ton estomac, il a fait l’amour avec moi ?
Voilà ce qu’elle trouve à me rétorquer.
Et ton estomac, il a fait l’amour avec moi ?
L’estomac ce n’est pas un membre mais un organe, je te ferais remarquer.
Et alors ?
Et alors, il ne fait pas l’amour du même POINT DE VUE.
Le point de vue de l’estomac est moins évident que le point de vue des pieds.
Manque l’épiderme. Il s’exprime moins directement l’estomac. Manque l’épiderme.
Parce que tes pieds, eux, s’expriment directement ? (C’est elle qui parle, vous l’avez reconnue.)
Oui. Très directement. La peau parle. Tu ne sais pas ça : la peau parle.
Tu entends les pieds qui te disent : « Nous les pieds, on n’a pas joui, nous les pieds, on n’a pas fait l’amour ? »
Exactement. Je les entends même préciser : Elle ne nous a pas caressés, elle ne nous a pas mordus, elle ne nous a pas excités, VIRE-LÀ !
Ils te disent : vire-là, tes pieds ? Sympas les pieds ! (c’est elle qui parle).
Absolument, c’est ce qu’ils disent mes pieds et ils ajoutent :
C’est pas la fille qu’il te faut, elle nous a oubliés, rends-toi compte du lézard, elle nous a oubliés, nous les pieds, elle nous a laissés en plan, carrément,
c’est rédhibitoire.
Rédhibitoire, c’est le mot qu’ils emploient, mes pieds,
REDHIBITOIRE !
Ou alors tranche-nous.
Ça va mal pour moi, mal, mal, très mal. Tu te planques derrière tes pieds
pour me larguer
pour me débarquer
tu vas me laisser tomber, tu es de mèche avec tes pieds pour me laisser tomber, c’est un complot. (C’est elle qui parle, vous l’avez compris).
J’y suis contraint, l’erreur que tu as commise, je ne peux que la qualifier de fatale, une erreur fatale.
Tu laisse les pieds de côté, rien ne marche plus, ça coule de source.
Quelqu’un te demande : ça marche ?
Que peux-tu répondre si tu es un tout petit peu honnête (ce qui est mon cas) : non, ça ne marche pas.
Tu saisis ?
Terrible !
Ça ne marche pas, et cela pour une bonne et radicale raison : cadavres.
Cadavres ?
Cadavres. Tu a fait de mes pieds des cadavres, dès le premier jour, dès la première fois. Bravo !
Elle s’est rhabillée, jusque-là elle était nue – ce genre de conversation c’est plus facile quand on est nus – et elle est sortie. Elle s’est rhabillée et elle est sortie de ma vie.

(Roland Fichet, Anatomies 2008 – Ça mon corps)

[+] cliquez ici pour lire ce texte sur le site de l'auteur, rolandfichet.com

© Théâtre de Folle Pensée, compagnie conventionnée
4 rue Jouallan / BP 4315 / 22043 Saint-Brieuc cedex 2
02 96 33 62 41 – www.follepensee.com
Contact : Patrice Rabine, administrateur

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