Newsletter Anatomies
 
   
#4 NEWSLETTER  29 AVRIL 2008
« Anatomies 2008 / Brazzaville – St-Brieuc » est un spectacle du Théâtre de Folle Pensée, compagnie conventionnée, St-Brieuc, écrit et mis en scène par Roland Fichet en collaboration avec le chorégraphe Orchy Nzaba, compagnie Li-Sangha, Brazzaville.

// BRAZZACUT #4 // CE QUI M'ARRÊTE #4 // ENTRETIEN AVEC YVES OLLIVIER // L'ÉTRANGE ÉTRANGETÉ // UN SPECTACLE QUI DÉCHIRE L'OUÏE // CHER KOUAM // L'EMBOÎTEMENT //

QUATRE SUR DIX AVEC PHOTOS DU 10

Quatrième livraison de la Newsletter Anatomies 2008. Elle vous parvient après la création congolaise du spectacle « Anatomies 2008 / Brazzaville - Saint-Brieuc » au CCF de Brazzaville (le 10 avril) et les dernières représentations du second spectacle, « Corps dans les cours », joué jusqu'au 18 avril dans les cours des quartiers de Brazzaville. La création française aura lieu à La Passerelle Scène nationale de Saint-Brieuc, le 27, 28 et 29 mai 2008.

Vous pouvez consulter « Brazzacut », anatomie poétique de Brazzaville en dix livraisons, sur le serveur du Théâtre de Folle Pensée en cliquant ici.

 CUT #4 – BRAZZAVILLE 
 « Si on veut, à ma façon, à ma façon l'addition je la paye, l'addition » (Anatomies
 2008 / Ça mon corps / Légitime défense
)

CE QUI M'ARRÊTE #4   

Il fait nuit dans la cour de Sthyk, au 114 rue Archambault. Nous venons de jouer la première de Corps dans les cours, ce vendredi 4 avril. Les voisins sont partis, restent les amis, la famille, assis en cercle sur les chaises de jardin. Vers l’ouest un orage silencieux précise des nuages. Distribution de bières Primus.

Sur un plateau en plastique rouge, surélevé comme une table basse, une montagne de petits beurre locaux. Une fois rassasiés, les enfants regroupés autour du plateau passent à la seconde activité réalisable avec des biscuits : ils écrasent les petits beurre avec leur pieds sur le sol de terre.

Ce n’est pas pareil si tu as des baskets, des sandales, des claquettes ou des pieds nus. Il faut tout essayer, même avec les mains, avec un ou deux doigts. Comment ça s’effrite un biscuit ? Quelle résistance du petit beurre sous un doigt de pied ? On rigole bien dans la nuit.

Hélas, un adulte vient mettre fin rapidement à ces expériences sur la résistance de la matière. Souvent, quand j’étais enfant, cette phrase revenait : on ne joue pas avec la nourriture, pense aux petits Africains qui ont faim.

Alexandre Koutchevsky

© Baudouin Mouanda

ENTRETIEN AVEC YVES OLLIVIER    

Au lendemain de la représentation d'Anatomies 2008 en ouverture du festival Makinu Bantu, je retrouve Yves Ollivier, directeur du Centre culturel français André Malraux de Brazzaville. L'entretien se déroule à la cafétéria du CCF. Le mini-disc est branché dans une prise fixée au tronc d'arbre qui soutient le toit de la terrasse. De l'autre côté de la grille, les crieurs de bus.

BRÈVE ANATOMIE D'UN NOM

Quand il y a deux « l » à « Ollivier » c'est breton, c'est en Bretagne qu'il y a des Ollivier avec deux « l », en Provence ils n'en ont qu'un.

ORIGINES D'UNE COLLABORATION

Le spectacle qu'on a vu hier soir vient de loin. Ma rencontre avec Roland [Fichet] a eu lieu à Ouagadougou il y a pratiquement six ans. Le CCF de Ouagadougou que je dirigeais alors a participé à la précédente aventure de Folle Pensée qui s'appelait Pièces d'identités, spectacle qui réunissait des auteurs, acteurs et metteurs en scène français et africains. Pendant quatre ans Roland est venu à plusieurs reprises à Ouagadougou pour effectuer un travail de formation, de création, et rencontrer les artistes.

Nous nous sommes retrouvés par hasard à Brazzaville, il y était venu avant que j'y sois nommé. C'était donc l'occasion de continuer à collaborer. Une dimension supplémentaire s'est ajoutée ici par rapport à Ouagadougou : le rapport à la danse et aux danseurs.

Depuis que Roland est à Brazzaville il a surtout travaillé avec des danseurs. Pour lui il y a un noeud à cet endroit, c'est toute la question du rapport au corps. Or, ici il y a beaucoup de danseurs de talent, au début de leur parcours, motivés et très disponibles. À Ouagadougou, Roland était peut-être moins intéressé par cette question et puis les choses étaient sans doute plus figées : d'un côté les danseurs installés autour de la compagnie Salia nï Seydou, de l'autre les gens de théâtre. Ici la relation entre danseurs et acteurs est beaucoup plus fluide.

Avant la guerre, dans les années 1990, il y avait un mouvement extrêmement fort aussi bien dans la danse, le théâtre, la musique, et puis tout a été arrêté net. Des artistes sont morts, d'autres se sont retrouvés des mois en forêt complètement perdus, d'autres ont quitté le Congo, et ceux qui sont restés se sont trouvés dans un désert artistique et culturel, il a fallu tout reconstruire.

Cette reconstruction est en train de porter ses fruits aujourd'hui, petit à petit. Brazzaville devient un pôle de la danse contemporaine en Afrique avec une singularité : le rapport au texte.

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© Baudouin Mouanda
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MAKINU BANTU

Le festival Makinu Bantu est dirigé par Orchy Nzaba qui est aussi le chorégraphe d'Anatomies 2008. Il est né du constat qu'il fallait relayer, aider tout ce qui se passait ici, et lui donner une visibilité. Il importait donc de créer un événement qui positionne Brazzaville sur la scène africaine. C'est donc naturellement que nous sommes arrivés à l'idée de festival, mais on ne voulait pas d'un festival qui additionne uniquement les spectacles, même de très bonne qualité. Makinu Bantu c'est un festival mais aussi une démarche qui s'étale sur toute l'année.

D'ailleurs le festival est en deux parties : maintenant (avril) et puis septembre. Entre ces deux moments forts les choses continuent, il y a des résidences, des stages, ici ou ailleurs (certains danseurs sont allés à Ouagadougou ou à l'école des sables, ont commencé à travailler avec des metteurs en scène, Roland Fichet, David Bobée, le CCN de Caen, etc.). On essaie de faire que ce festival soit à la fois un aboutissement, un moment de visibilité, mais également une façon de relancer les choses sur la durée.

Et puis c'est aussi l'occasion d'une ouverture vitale sur l'extérieur, d'échanges. Cet aspect est très important, les jeunes danseurs, chorégraphes d'ici en ont extrêmement besoin. Leur désir de rencontre, de travail est très fort, notre souci c'est de trouver les moyens pour qu'ils puissent développer et montrer leur travail.

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© Baudouin Mouanda
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LA REPRÉSENTATION D'ANATOMIES 2008

Le public d'hier soir était très mélangé. J'étais un peu inquiet, je ne savais pas du tout comment ce spectacle allait être pris. Il y avait beaucoup de professionnels, venant de la danse plus que du théâtre, mais également beaucoup d'autres gens qu'on ne voit pas d'habitude, et puis très peu d'expatriés, à part quelques personnes de l'ambassade. Comme je connais un peu le texte je m'attendais à des réactions intempestives, et il y en a eu finalement très peu. Tout ce qui tourne autour du corps, du sexe, déchaîne en général des réactions assez fortes. Là, il y avait une grande qualité d'écoute.

Cette écoute était faite d'intérêt mais aussi de surprise. L'étrangeté de la proposition frappe tellement les gens qu'ils en restent bouche bée, ils se sont trouvés face à un objet non identifié. D'ailleurs, à la sortie, un certain nombre de personnes ne savaient pas quoi dire, ni par où prendre ce qu'elles venaient de voir, même si on sentait que quelque chose d'important s'était passé. Il y a un décalage entre la proposition qui est faite et les habitudes du public. Ce qu'ils attendent d'un spectacle d'ouverture d'un festival de danse ne ressemble certainement pas à ça.

Beaucoup de gens ont réagi sur le mode : ce n'est pas de la danse c'est du théâtre. Pour moi la question de savoir si c'est de la danse ou du théâtre ne se pose pas. Je trouve en effet que la nature même du texte, de la pièce, ressemble à une partition musicale et chorégraphique. C'est une chorégraphie de mots, qui est traversée, soutenue par le jeu, les mouvements des comédiens et des danseurs. Le travail qu'on a vu hier ouvre les bonnes portes.

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Le fait que certains spectateurs connaissent les danseurs qui sont sur scène a joué aussi un rôle important. Ils les ont vus se transformer en partie en comédiens, d'où leur sentiment de surprise et d'admiration mêlées. Enfin, l'étrangeté du texte, du style joue aussi son rôle, même si la forme fragmentée permet justement de respirer, de relancer l'intérêt des spectateurs.

Moi aussi je suis surpris par ces danseurs qui se révèlent être des comédiens formidables. Je sais qu'il y a beaucoup de très bons comédiens ici au Congo, le problème c'est de savoir ce qu'on leur fait jouer et comment. Il me semble que les comédiens en Afrique, pas seulement ici, sont enfermés dans un système vieillot de clichés et que quand on arrive à les en faire sortir on peut avoir des surprises formidables et des révélations.

La preuve est faite que les danseurs sont capables de ça, et je dirais même qu'ils en sont encore plus capables, car ils n'ont pas ces mauvaises habitudes de jeu. Ils sont vierges de ce point de vue. Quand ils arrivent à transférer leur liberté, leur capacité de mouvement dans le texte, les mots, ça devient par moment assez éblouissant.

J'imagine la quantité de travail que ça a dû représenter : les danseurs ici ne sont pas comme les acteurs de théâtre, ils n'ont pas ce bagage littéraire et théâtral qu'ont souvent les comédiens. Apprendre, dire, comprendre un texte ce n'est pas du tout évident pour eux. De ce point de vue je trouve que le pari est gagné.

Pour une grande majorité des spectateurs la présence commune de Blancs et de Noirs sur un plateau porte un sens très fort. La relation aux Blancs est très compliquée en Afrique. Toute l'histoire de l'esclavage et du colonialisme est en arrière-plan mais les enjeux actuels pèsent lourds également (les visas, l'argent, etc.).

La langue aussi constitue une question, le français conserve une étrangeté pour les congolais. Sans parler des conditions économiques qui sont toujours présentes, à chaque instant, déterminantes. Donc pour le public, même s'il ne se le formule pas, voir des Blancs et des Noirs faire quelque chose en commun sans qu'il y ait de hiérarchie, de supériorité de quelque nature, c'est important.

Propos recueillis par Alexandre Koutchevsky

© Baudouin Mouanda

UN SPECTACLE QUI DÉCHIRE L'OUÏE    

Sylvie Dyclo-Pomos, auteur dramatique et metteur en sène à Brazzaville. Elle réagit à la représentation du spectacle au Centre culturel français.

Présenté à l’ouverture du festival de danse Makinu Bantu ce 10 avril 2008 à Brazzaville au centre culturel français, le spectacle Anatomies 2008, mis en scène par Roland Fichet a raisonné fort dans les oreilles des spectateurs à tel point que certains ont avancé : « avec des petits mots, il crée des montagnes d’images et de sons ».

Mon imaginaire ne pouvait entrevoir un tel spectacle en faisant une simple lecture des textes de Roland. Ses textes sont si éclatés, pas de suite logique. Multiplicité des thèmes abordés, entre autres : le conflit homme-femme ; le mariage ; l’érotisme : les pieds se plaignent de l’injustice des hommes, ils sont laissés pour compte pendant l’acte sexuel. Des textes d’apparence banale mais plutôt élaborés : un beignet acheté dans la rue nous conduit à Senghor, le refus de se marier aboutit à un suicide, la biographie réelle ou fictive des acteurs et danseurs donne lieu à des aveux.

Des matériaux simples : des cadres en bois de différentes dimensions, nus ou habillés de papiers de journaux jalonnent tout le spectacle. Des cadres violés par des mains, des têtes et des corps des acteurs. La singularité des costumes. Il part de rien, de simples mots pour aboutir à quelque chose de constructif. L’idée ingénieuse qu’a eu Roland de faire traduire certains mots et expressions des textes en lingala a achevé d’impressionner les spectateurs, provocant ainsi l’hilarité, des ovations et surtout l’étonnement du public congolais qui n’a pas l’habitude de voir étaler au grand jour les organes intimes du corps humain. Pourtant le titre « Anatomies » nous garantit d’avance qu’il y sera question de disséquer le corps humain puisque « ana » = « de haut en bas » et « tomie » = « couper, découper ». Le corps humain, de haut en bas, sera coupé et découpé.

Entre murmures, ovations et étonnements, on pouvait entendre les spectateurs clamer : « Pourquoi parle-t-il de ces choses là ? », « Ça fait du bien qu’un mundélé nous parle de ces choses là dans notre langue ». Anatomies 2008, version Brazzaville a plu à plus d’un spectateur : une parfaite symbiose acteurs-danseurs, un mundélé qui triture le lingala, bonne mise en bouche des textes par les danseurs, une heure d’anatomies bien remplie où il se passe à chaque seconde, à chaque minute quelque chose qui vous reste coincé dans la gorge. Qu’en sera-t-il de la version Saint Brieuc ? Peut-être qu’au lieu du lingala, Roland infligera un dialecte breton à ses textes !

Sylvie Dyclo-Pomos

© Baudouin Mouanda

L'ÉTRANGE ÉTRANGETÉ   

19h : début officiel du spectacle. 19h40 : véritable commencement d’Anatomies 2008. J’ai détesté ces 40 minutes. Je les ai comptées. Cet endroit où ce n’est pas encore le trac qui monte mais la peur d’avoir le trac. Cette fraction de seconde, où – et ce à chaque première – je me demande pourquoi je fais ce métier.

Alors ruser, essayer de se vider la tête en fumant une clope, avaler ma salive, tousser, raconter des fausses blagues qui ne détendent pas vraiment, respirer par le ventre pour se calmer un peu. Puis prendre le temps de se dire merde, « amusez-vous bien ! je déteste dire merde » me dit Alex. Puis, encore par superstition, faire une italienne de tout le texte que j’ai à dire. Regarder les autres, ils stressent aussi, c’est drôle, je n’avais jamais vu Sthyk aussi stressé, Destinée si concentrée.

Enfin, regarder par l’ouverture de la grande porte du fond du plateau la salle se remplir, se vider, se re-remplir, doucement, bizarrement, comme jamais. La salle est pleine, environ à 60 %. C’est plus rempli sur les côtés qu’au milieu.

PREMIÈRE ÉTRANGETÉ

Dès que j’entre sur le plateau, dans une semi-obscurité, je scrute le public, observe comment il est composé. Très vite je sens la présence forte et positive d’un groupe de spectateurs à jardin, dont les danseurs de « Matanga ma ya ngombé », qui nous portent. Jardin, un endroit de rendez-vous important pour moi durant le spectacle. Au centre du public, une majorité de Blancs, des places vides, quelques têtes connues (danseurs) et les irréductibles photographes et percussionnistes des cours au premier rang ! Et Yves Ollivier debout, plein centre, immanquable, à côté de la caméra.

Durant le premier quart d’heure, j’apprivoise (je ne peux parler qu’en mon nom) ce public inédit. À certains moments je ne sais pas s’ils écoutent attentivement ou s’ils s’en foutent . « Paranoïa de l’acteur occidental autocentré », ce que je me dis immédiatement pour me rassurer. Je sais tout de suite qu’on n’a pas affaire au même public que dans les cours.

DEUXIÈME ÉTRANGETÉ

Des réactions inattendues. Lorsque Damien et Princia entonnent d’une voix enfantine et capricieuse : « Nous, les pieds, on n’a pas jouiiii ! », j’ entends des « Encore ! oui ! encore ! » du fond du public, alors que je suis en coulisses à me changer. Au moment où Sthyk et moi, le visage grimaçant, malaxé par nos mains, braillons : « nos ancêtres sont des monstres, nos ancêtres veulent la guerre, nos ancêtres veulent notre mort », une division du public s’opère : applaudissements chaleureux à jardin, tandis qu’ailleurs on hésite, choqués par le propos ? Masques, quant à lui, (Au Carré et Damien) reste un tube, si bien qu’après chaque phrase, rires et applaudissements couvrent toute possibilité de reprendre le texte. Au Carré gère ça avec brio.

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TROISIÈME ÉTRANGETÉ

Lorsque je m’approche du public à l’avant-scène en sous vêtements et genouillères, certaines femmes se cachent les yeux, d’autres gloussent, certains spectateurs vont jusqu’à sortir de salle et les plus fous crient : « Gratuit ! », tandis que d’autres restent bouche bée, face à du jamais vu : de la peau blanche, si blanche, à côté de cette peau noire, si noire. Les Congolais n’ont aucun complexe à danser du coupé-décalé, mimant des positions sexuelles sur des chansons qui parlent de cul. Paradoxalement aucun couple ne s’affiche à s’embrasser, ni même se tenir la main dans la rue. On comprend pourquoi se déshabiller sur scène (et plusieurs fois, des femmes, des hommes, des noirs et des blancs) devient impressionnant.

QUATRIÈME ÉTRANGETÉ

À la fin du spectacle, la salle est pratiquement remplie, les portes étant restées ouvertes tout du long. « J’attends le coucher du soleil », dernière phrase du spectacle prononcée par Sthyk. On s’approche tous à l’avant-scène, laissant le doute sur la fin, et les applaudissements surgissent, avec des cris à jardin, et l’exclamation de Dieudonné Niangouna, qu’on reconnaît entre mille.

Dès que tu sors de scène les applaudissements s’arrêtent, il n’y a pas de bis. D’ailleurs les applaudissements au cours du spectacle sont plus importants que ceux de la fin. Réagir et manifester sa joie au moment où on la vit. Alors on salue trois fois, puis Orchy et Roland montent sur scène, on termine en applaudissant le public. Public étrange, à l’écoute, hésitant, généreux, réactif mais en tous les cas sincère.

CINQUIÈME ÉTRANGETÉ

L’après. Toujours en coulisses. La reprise de souffle. La clope de l’après. Ces cinq minutes qu’on savoure comme à la fin d’un bon repas et où je me dis – et ce à chaque fin de Première –  que je sais pourquoi je fais ce métier. Ce temps où tout se dépose. En silence. Entendant des notes qu’on n’écoute pas vraiment, encore chamboulés par l’acte. Des regards apaisés, pleins, heureux d’en être sortis non indemnes mais déplacés, chahutés, émus. Des oublis de texte, de déplacements surgissent. On se raconte les moments fous, ratés, imprévus. Boire de l’eau. Ravaler sa salive.

20h40 : la salle est vide.

Flora Diguet

© Baudouin Mouanda

LETTRES DE BRAZZAVILLE   

Lettre n°4, adressée à Kouam Tawa, auteur, codirecteur de la Compagnie Feugham, Bafousam, Cameroun.

Cher Kouam,

Je ne te parlerai pas de théâtre mais de tigres et… de regard. Je suis sous le charme inquiétant d’un rêve que j’ai fait il y a cinq nuits. J’ai reçu la visite d’un couple de tigres. Visite violente. Énigmatique. Rêve inscrit dans mon corps au moment où je me suis éveillé.

Je te le décris : un groupe compact de personnes se tient serré dans une caravane en pleine savane. Un objet seul et insolite cette caravane de camping dans cette savane nue, inhabitée, sans arbres, seulement peuplée d’herbes hautes. (Mais dans le rêve rien n’est insolite). Le groupe compact est assis dans la caravane et regarde vers le lointain. C’est d’autant plus facile que cette caravane n’a que trois côtés, cette boîte géante est entièrement ouverte, comme démunie de façade sur le versant par lequel nous regardons.

Je me tiens au milieu de la rangée de personnes assises dans cet abri à ras de l’herbe. Est-ce le groupe des artistes avec lesquels je construis Anatomies 2008, ici à Brazza ? Sans doute. Nous sommes très soudés. Nous regardons droit devant nous l’étendue calme. Un regard d’attente immobile.

Soudain, nous entendons un bruit dans notre dos, derrière la caravane. Je me retourne et je devine au loin deux tigres qui bondissent souplement dans la savane. Vitesse et grâce. Les deux félins dépassent la caravane à belle allure. Ils sont maintenant devant nous. Exactement devant nous, devant moi, à bonne distance. Ils se sont arrêtés, semblent hésiter, humer l’air. Ils décrivent quelques courbes dans l’herbe haute. Ils se tournent vers la caravane, toujours à bonne distance, nous font face, me fixent.

Je sens monter en moi une sorte d’effroi, le sentiment d’un rendez-vous puissant, sans doute fatal. Ces tigres vont me dévorer. Ça se resserre. Ça prend consistance. Moment crucial. Moment de vérité. Je retiens mon souffle. Je suis dedans. Je suis dans la figure centrale du rêve. Celle qui continue au réveil de vous serrer la poitrine.

Les deux tigres immobiles me fixent. Leurs yeux se fondent. Je ne vois plus que les yeux d’un seul fauve. Je sens mon propre regard qui plonge dans le regard du fauve. Regard de braise. L’expression est galvaudée mais c’est exactement un œil brûlant, cet œil qui me sidère. Onde puissante du regard, des deux regards, le mien et celui de la bête. Intensité neuve.

Je suis cadré dans ce regard. Inévitable. Aucune fuite possible. Une menace mortelle. Dénuée de méchanceté. Je suis dans l’œil du tigre. Splendeur de l’animal, de sa tête, de son œil perçant. Vrai. Ça me regarde trop. Ça me regarde terriblement. Je ne vois que ça. Je ne pense qu’à ça. Arraché au reste du monde. Une seule issue : le mouvement, la fluidité. Impossible… Ah si j’étais comme le singe capable de sauter de branche en branche mais je suis coincé dans une caravane-boîte ! Au cœur du danger un point d’une infinie immobilité, juste avant la catastrophe, avant le bond.

Fin du face à face. (De la confrontation ?). Coupure. Débranchement. Les deux tigres ne bondissent pas vers moi. Ils lâchent mon regard, dodelinent de la tête, tournent sur eux-mêmes tranquillement, s’éloignent d’une allure souple et paisible.

T’écrire ce rêve m’a permis de m’y arrêter. Te l’écrire à toi qui m'a guidé sur ce continent, avec qui j'ai partagé de si étonnantes pérégrinations, du Cameroun au Niger, en passant par le Bénin et le Burkina Faso. Peut-être ce rêve parle-t-il de Ça le corps, la première pièce d’Anatomies 2008, celle que je mets en scène ici, que nous allons jouer dans quelques jours.

Je t'embrasse,

Roland

L'EMBOÎTEMENT   
L’emboîtement, tu parles si je connais ! Tu me dis emboîtement, n’importe quel emboîtement, emboîtement de face, de dos, renversé, enroulé, vertical… je connais. Je suis une spécialiste de l'emboîtement ; tu dis le mot emboîtement, illico je me branche, illico je suis sur le coup, illico je mets les moteurs en marche.
Les hommes d’ici, quelques-uns, pas tous bien sûr, peuvent parler en connaissance de cause de ma science de l'emboîtement.
Une sorte de don, un talent hors du commun.
Je pratique ce sport depuis l’adolescence ; un sport de haut niveau : emboîter.
J’emboîte des physiques de toutes formes et de toutes catégories. Des membres inférieurs, des membres supérieurs, des membres ni inférieurs ni supérieurs, des os, des organes ; des organes oui, des internes et des externes.
J’emboîte des bizarres, des tordus, des mi-hommes mi-bêtes, des monstres. Au su et au vu de tout le monde j’emboîte. C’est ce qui fait jaser. On dit de moi que je manipule les hommes, que je suis une manipulatrice d’hommes. On dit de moi que je manipule les monstres, que je suis une manipulatrice de monstres. Indignes de tels ragots, misérables, totalement à côté de la puissance qui émane de moi. Mon souci : ne pas laisser s’affaiblir mon don d’emboîteuse, ne pas le laisser s’émousser par manque d’exercice ou manque de vision ou manque d’ambition.
En ce moment je sens une force en moi, toute neuve, qui ne demande qu’à se déployer : j’ai le pouvoir, j’en suis convaincue, d’emboîter des âmes. Je vais te faire une confidence : je pratique depuis une semaine l’emboîtement d’âmes.
Les êtres qui s’aiment souvent ne parviennent pas à s’emboîter. Ça s’emboîte mal. Ça bloque…
J’interviens.
Aujourd’hui je pousse le dévouement, le don de moi-même, jusqu’à ce geste inspiré, savant : je relie des corps et des âmes. Ma passion pour le vivant n’a plus de limites : j’emboîte des corps et des âmes. J’ai aussi appris la discrétion, compris l’importance du secret : personne n’assiste à ces extraordinaires scènes d’emboîtements miraculeuses. Ces scènes d’amour. J’emboîte des hommes, j’emboîte des femmes, j’emboîte des animaux. J’emboîte des âmes.
Secrètement.

(Roland Fichet, Anatomies 2008 – Ça mon corps)

[+] cliquez ici pour lire ce texte sur le site de l'auteur, rolandfichet.com…

© Théâtre de Folle Pensée, compagnie conventionnée
4 rue Jouallan / BP 4315 / 22043 Saint-Brieuc cedex 2
02 96 33 62 41 – www.follepensee.com
Contact : Patrice Rabine, administrateur

Graphisme > Vincent Menu / lejardingraphique.com

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